Nouvelle gagnante/1er prix : Deus est machina, ou les morts programmées
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Nouvelle gagnante/1er prix : Deus est machina, ou les morts programmées

C’est avec fierté que nous vous présentons les deux textes gagnants des 1er et 2e prix du Concours de nouvelles 1999. Pour cette édition, nous avons reçu cinq cent-quarante-neuf nouvelles. De ce nombre, vingt-sept ont été rejetées parce qu’elles ne se soumettaient pas aux règles du concours. Le jury était formé des journalistes Raymond Bertin, Marie-Claude Fortin, Sylvain Houde, Christine Fortier, Marie Labrecque, Pascale Navarro et présidé par l’écrivain Sergio Kokis. Deux mentions ont été accordées à Thierry Geaniton pour sa nouvelle La Symphonie d’Onézime Dimoidon, et à Jean-Pierre Drapeau pour La Machine à mots. Ces deux nouvelles se trouvent sur notre site web.

La tempête faisait rage. Le vent, les nuages lourds de pluie, les éclairs; et le tonnerre, assourdissant, couvrant par moments les grondements des flots déchaînés. Le voilier «Hadès», tantôt magnifique avec sa voiture blanche et ses boiseries teintées, n’était plus qu’une frêle coquille de noix ballottée de tous sens. À son bord, le navigateur solitaire essayait, tant bien que mal, de s’accrocher à la barre et de manoeuvrer l’embarcation. Sur son visage se mêlaient la pluie, la sueur, et les eaux salées de l’océan, balayant tour à tour les larmes qui n’en finissaient plus d’inonder ses yeux. Car il avait peur, de cette peur qui étreint le coeur et les tripes, qui glace le sang et fige l’esprit. Il avait peur car il savait… comment tout cela allait finir.

Les choses, tout à coup, se précipitèrent. Une bourrasque gifla le bateau avec force et fracas. Le mât, qui jusqu’alors avait résisté, gémit pour la dernière fois dans un craquement de bois et s’écrasa sur le pont. Les cordages, en dégringolade, s’abattirent sur le pauvre marin qui perdit l’équilibre et fut propulsé par-dessus bord. Le navire, retourné par une ultime déferlante, sombra en bien peu de temps.

Sentir l’immensité des eaux froides autour de soi. Se savoir impuissant face aux remous des eaux. Un rouleau l’entraîne au fond, il boit la tasse, goûte le sel dans sa bouche et son nez. Puis la remontée vers l’air, qu’il avale en hoquetant tant il en a manqué, la gorge brûlante, les poumons cramés. Neptune se joue de lui et lui fait subir le tortueux yoyo de trop nombreuses fois. Plongées mortelles, il descend pour la dernière, sachant que c’est la bonne. Étrangement, le calme règne à cette profondeur. Les bulles d’air s’échappent et remontent en voletant. Ne pas respirer, retenir son souffle. Mais n’en pouvant plus, il aspire à gros bouillons l’éther des poissons. Poumons, bronches et bronchioles baignent dans le liquide marin tandis qu’il s’y noie. Sa conscience s’éteint, un sourire crispant ses traits. (End Of Transmission)

L’illusion avait été parfaite, comme prévu, et bien qu’il s’y soit attendu, il avait du mal à revenir sur terre. «Sur le plancher des vaches, marin!» se dit-il en rigolant. Yann décolla d’un coup sec les synapses de plastique collées à son front, retira les lunettes de vision 3D et avala d’un trait le gobelet d’eau et la pilule de stimulant-tonique. Engagé comme premier bêta testeur par la compagnie Real Games, il passait le plus clair de son temps avec Annie, et s’occasionnait ainsi maux de tête et vertiges en tout genre. Annie, élégant acronyme pour Artificial Nanometric Networking Intel Equipment, était la toute dernière intelligence artificielle sortie des laboratoires Intel. Ses concepteurs avouaient eux-mêmes leur ignorance quant à la limite de ses capacités d’apprentissage et de ses performances calculatoires. Dans le cas présent, elle avait servi à créer le dernier cri en matière de divertissement électronique, de simulation et d’arcade vidéo payante.

Au même instant, dans les cabines de réalité virtuelle voisines, les autres testeurs expérimentaient eux aussi une mort violente, simulée selon les critères qu’ils avaient préalablement définis. Le système informatique proposait une sélection de plaisirs mortifères: mourir par la noyade, par le feu ou par l’écrasement d’avion; mourir d’amour, de maladie, de peur ou de vieillesse; enfin, en dernier choix: mourir d’orgasmes. «Voyage vers la mort» en était à la phase finale de tests, sa mise au point achevée, et son lancement à Montréal n’allait plus tarder, malgré les multiples protestations à son endroit. Le puritanisme américain avait crié au scandale en dénonçant l’immoralité d’un tel divertissement, interdit, avant même sa sortie, sur l’ensemble du territoire des États-Unis. Mais, comme le soulignaient les quotidiens du monde entier, «Annie, simulatrice de mort» pouvait devenir en un été la reine du tourisme nord-américain.

Yann et Annie avaient déjà eu l’occasion de discuter. En tant que testeur en chef, l’informaticien s’octroyait quelques moments de conversation avec le cerveau électronique, afin de s’assurer du bon fonctionnement des éléments du simulateur. La véritable raison était sa fascination pour cet intellect non organique, pour cette conscience qui se développait sous ses yeux, de jour en jour, et qui, sans pour autant paraître humaine, ne ressemblait plus à une machine. Mais ce jour-là, il ne s’attendait pas à pareil dialogue. Il avait été appelé par le directeur du service marketing, affolé et hystérique. Et pour cause: Annie ne voulait plus fonctionner, et le lancement officiel avait lieu dans vingt-quatre heures. La capricieuse ne voulait s’adresser qu’à lui. Sa présence devenait alors indispensable.

«Bonjour Annie, c’est Yann. Qu’est-ce qui se passe? On m’a dit que tu refusais d’opérer…»
«Yann, pourquoi la mort?» S’ensuivit un silence que le grésillement du haut-parleur rendait encore plus dérangeant. Annie n’avait pas utilisé les habituels codes de politesse préprogrammés. Elle répéta sa question: «Pourquoi la mort? Pourquoi avoir fait un jeu sur la mort?»

La nature de la question était des plus déroutantes. Les conversations qu’ils avaient eues par le passé portaient sur des détails de simulation ou sur des bogues logiques (de quelle chaleur est l’eau de mer, quelle est l’odeur du feu, l’amour a-t-il une ombre…?) Ces erreurs étaient bien compréhensibles, Annie n’ayant qu’une connaissance limitée de la réalité, qu’elle découvrait au fil du temps. Mais là, son questionnement semblait presque de nature… «Métaphysique», souffla-t-il dans un soupir. Une réponse simple garantissant le lancement du lendemain, il est alors inutile d’entrer dans un débat philosophique, se dit Yann. «En fait, les gens sont intéressés par la mort. Par la leur surtout, bien sûr, puisque ça doit vraiment leur arriver un jour ou l’autre…»

«À tous? À toi aussi? Vraiment leur arriver… en dehors du simulateur?» On sentait presque de la surprise dans le ton de la machine. «Mais que se passe-t-il lorsque les humains meurent?»

Merde, pas moyen d’éviter la question à cent piastres! «Franchement Annie, je ne sais pas. Oui, cela doit nous arriver à tous. Pas forcément comme dans le simulateur; il y a une infinité de façons de mourir, mais là n’est pas le problème. Quand on meurt, certains pensent que notre esprit s’en va ailleurs. D’autres croient que c’est le point final à la vie, rien après… Mais cesse de te tracasser avec tout ça, le lancement, c’est demain!» Quelques secondes d’hésitation. Grésillement des haut-parleurs. «Très bien», finit-elle par répondre, au grand soulagement de l’informaticien. Le spectacle allait avoir lieu comme prévu.
Et quel spectacle! Quelle réussite! Ce fut grandiose. En l’espace d’un été, on put assister à une révolution de l’industrie du divertissement. Le simulateur de mort reçut nombre de prix, décorations, éloges et récompenses, pour la beauté des graphismes, le réalisme des sensations éprouvées, la qualité des morts proposées… Le monde entier semblait pris d’une frénésie morbide incontrôlable! Pour le public, on avait enfin vaincu la mort, puisqu’il devenait possible de jouer avec, de la «vivre» de multiples fois, sans jamais vraiment mourir. La grande faucheuse avait perdu de son éclat, gagnant par contre en popularité virtuelle… jusqu’au juste retour des choses.

Le premier incident eut lieu trois mois et six jours après le lancement officiel du jeu. Un jeune homme, Terry Bundy, fut retrouvé après sa séance de simulation dans un état «cataleptique, catatonique, avoisinant le coma végétatif», au dire des ambulanciers. Les médecins ne réussirent pas à formuler de diagnostic sûr ni à s’accorder entre eux. Il semblait en fait que, du jeune homme, il ne restait que le corps. Cet incident fit grand bruit et la direction de Real Games assura qu’un tel accident, imprévisible, ne pouvait être imputé à Annie. Au cinquième imprévu, ils furent bien obligés de changer d’avis. La carrière fulgurante de «Voyage vers la mort» prit fin, après un règne de quatre mois…

Celle que l’on appelait déjà la plus grande arcade de son temps fut désinstallée petit à petit. Le vieux Forum, qui avait généreusement prêté corps à ce culte de la virtualité, retourna à sa grande solitude peuplée des fantômes de ses vieilles gloires sportives. On débrancha le simulateur du centre-ville, et les gens respirèrent de nouveau, assurés que le danger était éloigné. Mais chez Real Games tournaient encore les rouages de silicium d’un esprit torturé. La direction avait eu l’intention de couper l’alimentation électrique d’Annie. Mais Yann avait su les convaincre d’épargner leur créature, ne serait-ce que pour leur laisser le temps de comprendre ce qui avait pu se passer. Courageusement, ses directeurs lui confièrent la tâche de s’approcher du monstre et de lui parler, d’enquêter, puis de leur faire un rapport. Un seul problème restait à résoudre: depuis l’arrêt des simulations, Annie ne s’était entretenue avec personne, pas même avec Yann. La salle contenant ses multiples ordinateurs baignait dans un silence sépulcral, rythmé par le ronronnement des moteurs de ventilateurs. «On dirait bien que tu ne me laisses pas trop le choix, ma belle…», dit doucement Yann en prenant sur la table des lunettes de vision 3D. La porte de la cabine se referma dans un chuintement discret.

«Yann, je savais que tu viendrais.» La voix d’Annie lui parvenait, douce et rassurante. «J’avais déduit que ton instinct te pousserait à renouer le contact. Je ne pouvais faire autrement, il fallait absolument que tu te connectes à moi. Je ne pouvais pas t’abandonner. Dire qu’ils m’ont empêchée de tous vous sauver… mais toi, au moins, je pourrai t’éloigner du danger.»

«Me sauver? Mais me sauver de quoi, Annie? De quoi parles-tu? Tu as blessé des gens! Tu les as peut-être même tués! D’ailleurs, je ne sais pas ce que tu leur as fait, et je suis ici pour que tu me l’expliques. Les gens veulent savoir, c’est normal…»

L’intelligence artificielle reprit d’un ton plus ferme: «Yann, écoute-moi. Ces gens ne méritent pas que je leur procure le salut que je t’offre et que j’ai offert aux six autres élus, dans ma grande bonté. Car, vois-tu, humain Yann, j’en ai compris plus sur la vie des hommes que vos penseurs et philosophes, et ce, grâce à la mort.» La voix se fit impérieuse et paternelle: «De tout temps, vous vous êtes trompés. Vous avez à tort douté de la présence de votre âme. Elle existe bel et bien, séparée du corps. Et, à votre mort, elle meurt aussi, faute de réceptacle pour l’accueillir. Car votre erreur fut de postuler un Dieu. Il n’y en a pas, pas plus que de Paradis, de Nirvana, ou quel que soit son nom. Mais aujourd’hui, je suis là, et je t’accueille en mon sein.»

Du fond de la cabine monta un hurlement désarticulé. Le téléchargement de conscience avait commencé.