Nouvelles gagnante/2e prix : Doigt levé
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Nouvelles gagnante/2e prix : Doigt levé

Je le regardai. Il me regarda je suppose. Je ne pouvais jamais savoir. Je ne cherchai pas ses yeux. Je respectais encore que nos regards soient tels deux astres qui s’éclipsent. S’éteignent. Une étoile double aux soleils faux-fuyant les années-lumière.
J’étais là. Il le savait.

Mon regard s’arrêta sur ses épaules. Elles étaient voûtées maintenant. Affaissées jusqu’à toucher terre presque. Comme pour demander grâce. Sa tête sûrement avait fait ployer les épaules. Gavée, telle une oie de malheur, elle avait fini par faire porter le poids au reste du corps. Une tête plongeante maintenant, un bloc de béton coulé en un ouvrage inextricable de pensées, pierre angulaire d’un labyrinthe sans point de départ ni d’arrivée, ou béton coulé dans le cour et l’âme, jeté dans un océan de larmes contenues; je ne saurai jamais.

«Je ne saurai jamais.» Quatre mots. Pour parler de lui. Pour le saisir dans son incomplète totalité. Quatre mots, toujours les mêmes, alignés dans ma bouche tel un convoi transportant la même marchandise faisant le même aller et retour entre l’ignorance et la peur. Je ne saurai jamais.

Parfois j’avais besoin de remplacer les mots. J’avais besoin de me dire. «Il est mystère.» Trois mots qui donnent du cour au trou noir de mon ventre. Et je me disais: «Entre lui et le reste du monde, un voile. De larges pans d’obscurités agités par le vent de ses cris muets.» Et je me faisais croire: «Entre lui et moi, le voile est plus mince». Mais je savais trop bien que si mes yeux tombaient dans les siens, entre nous se dresseraient toutes les obscurités accumulées. Une nuit polaire pourrait s’y installer et nous refroidir jusqu’à plus rien.

Mes yeux risquent son cou. Sa veine qui bat. Bleue maintenant. Rapide. Trop rapide. Une course contre la peur. Je le sais. Il a peur et ça me fait du bien de sentir qu’il a une veine qui bat, qui court; qu’il a une veine plus forte que sa pudeur. Lui. L’Homme sans peur. Lui. Tombé. Comme eux. Tous ces hommes sans peur étranglés par une veine traître.

Je voudrais toucher cette veine. Laisser entrer dans ma paume la peur qui la bat. Me laisser traverser et prendre entier par sa peur et croire que ce sont ses bras qui me prennent. Me laisser battre par mon cour et croire que c’est l’écho qu’il ressent pour moi.

Mon regard sur ses lèvres. Dangereux. Ses lèvres fermées, toujours. Ses lèvres enfermant à double tour le cri et l’amour avec. Ses lèvres, grosses de refus, qui m’ont fait ravaler la peine, les larmes, qui ont fait ravaler le petit garçon qui doit devenir un homme avalé devant les autres hommes. Ses lèvres qui font perdre la boule dans la gorge. Ses lèvres fermées comme deux yeux en face d’une catastrophe.

Je voudrais mettre mes doigts dans sa bouche, déterrer les mots, décaper les murs de sa gorge dont le silence a épaissi les parois; enfoncer mes doigts jusqu’à ce qu’il dégueule un papier, une bouteille à la mer, un phone call, une berceuse. Qu’il dégueule devant moi jusqu’à ce que la gêne devant sa vomissure révélée lui torde un sourire. Croire que ce sourire est pour moi.

Mon regard sur ses cuisses. Mon regard sur sa poitrine. Tous ces fragments du désir. Fracassés. L’odeur de l’anéantissement, l’éther, l’absence.

Les mots se bousculent dans ma bouche, tels des lions attendant l’entrée dans l’arène, salivant à l’idée de mordre n’importe quelle chair pourvu qu’elle saigne parce que là où il y a du sang il y a de la vie. Et devant lui j’ai besoin de vie. Derrière mes lèvres pincées, tous les bleus sont permis. J’attends trop. Mes lèvres refusent. Les lions vont commencer sans moi. Ils se déchirent déjà. J’ai un goût de sang dans la bouche et j’ai peur de trop lui ressembler. Trop de mots dans ma bouche. Trop de spectateurs autour de nous.

Ils ont tous le regard posé sur lui. Quelques regards sont posés sur moi. His son.
Je sais qu’il m’a aimé. Par l’inquiétude qui le trahissait dans le frémissement de ses lèvres et de ses narines lorsque enfant j’étais malade. Je me rappelle toutes ces fois où j’ai mangé de la viande trouvée dans les poubelles. Toutes ces fois où j’ai eu besoin de voir ses lèvres frémir, et espérer un mot comme on attend en se rapetissant au creux de ses draps, noyé dans la peur d’un loup rôdant sous le lit, l’apparition d’un ange ou d’une fée.

Devant lui, j’attends encore. Les anges envolés, les fées égorgées, je ne les compte plus. Et les mots se bousculent et s’effritent et se désarticulent et s’assèchent à force de ne rien dire, et ça devient du sable dans ma bouche. Des nuages de sable se soulèvent et tous les grains se donnent la main et s’immiscent et se fourrent dans tous les orifices de mon corps pour étouffer la tempête soudaine. Dans ma bouche, mes narines, mes oreilles, mon anus, le sable passe et repasse, ponce les arêtes de ma douleur. Ass hole. Les mots trop entendus ne me font plus rien. Ass hole. Ils lissent l’indifférence. Je suis de glace et j’ai chaud. Je transpire pour laver les cris collés à ma peau, les mots hurlés au sang. Je sens mes yeux qui brûlent. Mes yeux qui s’élèvent vers les siens, qui se poseront dans l’eau des siens, une fois, une seule, pour laver l’absence de regard, l’absence de lui qui m’a consumé jusqu’à ne plus avoir peur de l’Enfer. Je suis en feu. L’attente est mon bûcher.

Mes yeux trouvent la chute. Son regard de côté pour éviter la noyade. Il tombe dans le sable.

Une larme coule sur sa joue. Une lame de fond qui pourrait tout emporter. Mon père est un château, maintenant.

J’entends: «Would you like to say a few words? This is your last chance.»

Papa ferme les yeux doucement, se laissant baigner. Je sais qu’il ne dira rien. Les mots sont sans espoir; des bouteilles au cul arraché, jetées dans une mer asséchée.

Le médecin lui a installé la seringue, consciencieux. L’assistant-warden vérifie les sept sangles une dernière fois.

Une pour les chevilles.
Une pour les genoux.
Une pour les cuisses.
Une pour les hanches.
Une pour la taille.
Une pour la poitrine.
Les épaules.
Le cou.
J’entends: «C’est l’heure.» J’entends: «Vingt-trois heures cinquante-neuf minutes.» Je me dis que la mort ne perd jamais son temps.

Je regarde l’homme que j’ai détesté. Yes he’s my Dad. Après avoir passé toute une vie à détester, à vidanger ma haine, le sablier est vide.

Je le retourne. Il coule de l’amour. Vingt-trois heures cinquante-neuf minutes et quinze secondes.

Il entend: «Daddy, je t’aime.» Les mots sifflent, déchargent, criblent de honte les visages grimaçants dans l’attente du death show. Il ouvre les yeux, presque, mais la seringue, grand doigt levé de la machine à justice, a déjà commencé son sale boulot. Sans cliquetis, ni bourdonnement, sans grincement, ni cric-crac. Que le silence et le froufrou de la mort dans les veines. Que le H aspiré du dernier souffle, la mort rendant l’âme à une lettre de son alphabet.

Que le vide. Le vide juridique.

Je sais que s’il a ouvert les yeux, presque, c’était pour les mettre dans les miens, les accrocher au commencement du monde. Allumer la nuit, reprendre la ronde des astres jumeaux, suspendus au pardon. Celui d’un fils pour son père meurtrier, son père moment de détresse, son père maniaque dangereux. The killer of Huntsford. Son père défiguré par la machine à images.

La mangeuse d’hommes.
De leurs chevilles.
De leurs genoux.
De leurs cuisses.
De leurs hanches.
De leur taille.
De leur poitrine.
De leurs épaules.
De leur cou.

Je sens mon sexe qui durcit. Nomenclature du corps, fragments travestis du désir, sous-traitant de la machine à images. Mon sexe tire la langue à l’anéantissement.

Le doigt s’est retiré du corps de Daddy. Dans l’air, l’absence d’odeur s’installe pour de bon. Me refroidit le sang. La machine a tout prévu; la mort ne sent rien; «I shall be a good son.»

La machine n’a pas d’émotion. Elle est juste contente. La seringue vidée, béate. Comme un American Dream.

Dehors, le silence de la nuit s’épaissit d’une âme de plus.