Robert Lalonde : Au pied de la lettre
ROBERT LALONDE est un érudit, un lecteur passionné, qui va même jusqu’à parodier avec amour ses écrivains favoris dans ce nouveau livre: Des nouvelles d’amis très chers. Mais il tient également un discours significatif sur la littérature et le métier d’écrivain.
Lorsque je l’ai rencontré, Robert Lalonde, écrivain et homme de théâtre, était à la veille de partir pour Rome, où il allait appuyer la candidature de Marie-Claire Blais, pour le Prix de l’Union latine, que la romancière vient d’ailleurs tout juste de remporter. En fait, il parlait bien plus de littérature en général, que de la sienne en particulier. Parce que, selon lui, la littérature québécoise a encore bien besoin d’ambassadeurs, et qu’il ne dédaigne pas jouer ce rôle. «À l’étranger, notre littérature est très peu connue; vous n’avez pas idée jusqu’à quel point il faut travailler. D’autant plus que la Délégation du Québec à Rome en l’occurrence, qui faisait un excellent boulot, a été fermée… La francophonie étant une "entité" qui n’a pas fait ses preuves, il faut donc mettre beaucoup d’efforts. En étant membre de ces jurys, on arrive à faire du travail. Parfois, il suffit de pas grand-chose pour qu’un livre ou un auteur connaisse un succès.»
Même si pour nous cela semble évident, il faut aussi, selon Lalonde, expliquer quel genre de littérature nous faisons, qui nous sommes. «Je parle beaucoup de ça, j’essaie de faire en sorte qu’on nous situe dans une perspective latine, nous qui sommes aussi considérés comme des nordiques, ce qui est vrai, bien sûr. Mais pas seulement.»
Écrire à tout prix
Mais il n’y a pas qu’à l’étranger qu’il faille oeuvrer… «Personnellement, je n’ai pas à me plaindre, avoue Lalonde. Mais j’aimerais que les lecteurs – qui, en ce qui me concerne sont heureusement toujours au rendez-vous -, considèrent notre littérature toujours bien comme sortie du moyen âge! On a quelquefois l’impression que ce n’est pas le cas; on entend encore "C’est québécois, mais c’est-tu bon? C’est québécois, mais ça vaut-tu la peine?" D’autant plus que les librairies croulent sous les nouveautés, ce qui, commercialement, n’est pas à notre avantage.»
Lalonde convient que, pour les écrivains, les temps sont difficiles. «Il ne faut pas penser à toutes ces choses démobilisantes, décourageantes, comme le peu de temps que passe un livre en librairie… La visite des invendus dans les arrière-boutiques de librairies est une expérience absolument déprimante. J’y ai eu droit, et je peux vous dire que c’est traumatisant; parfois je me demande si on n’est pas à la veille de les "charger" aux auteurs! J’exagère, mais la perspective économique rend la création littéraire plus périlleuse qu’elle ne l’a déjà été, et pourtant il ne faut pas lâcher maintenant, parce que toutes les voix comptent pour construire une littérature.»
Lalonde dénonce également la fabrication du consensus en littérature. «Il faut arrêter d’attendre d’être rassurés avant de lire: par exemple, attendre que tout le monde ait donné ses opinions avant de lire un bouquin ou d’aller au théâtre. Nous étions beaucoup plus audacieux avant, les gens allaient voir du théâtre expérimental, ce qui n’était pas toujours rassurant, et beaucoup de choses sont nées de cela. Aujourd’hui, on n’accepte plus de se laisser déséquilibrer. Si, en création, on demande d’être rassurés avant tout, il y a quelque chose qui cloche. Bref, tout ça peut décourager d’écrire quelquefois et il faut donc apprendre à rester libres. Moi, quand j’écris, je ne pense plus à rien, ni au commerce, ni aux librairies, ni aux tendances, je m’en fous. J’ai mis du temps à acquérir cette confiance, mais elle est là maintenant et j’en profite.»
Libre cours
C’est d’ailleurs cette liberté que Lalonde enseigne aux apprentis écrivains dans les nombreux ateliers d’écriture qu’il dirige (il est du programme de parrainage offert par l’Uneq, notamment). Leur apprendre d’abord à dédramatiser l’écriture, et la création en général, voilà l’une des tâches qui le préoccupent le plus. «En fait, je ne crois pas trop à ces cours, lance avec ironie Robert Lalonde. Ce que j’essaie de faire, c’est surtout les empêcher de "psychoser" sur leur écriture, ou même de les décourager d’écrire quand, au fond, ils n’aiment pas du tout ça – ce qui est souvent le cas. Je les aide à ne pas se rendre malheureux jusqu’à leur mort, ou alors à se défaire de leurs fausses perspectives quant à l’écriture. Par exemple, en leur disant qu’un livre ne s’écrit pas en contrôlant tout. On commence par faire une ligne, une phrase, qu’on oubliera sûrement, ce qui est normal. Écrire ça se fait, là, organiquement, physiquement, et même dans une certaine forme d’anarchie.»
L’écrivain a beaucoup communiqué avec les jeunes et avec d’autres écrivains, lui qui n’hésite pas à monter à la tribune quand l’occasion s’y prête. C’est au cours de ces échanges que lui est venue l’idée de témoigner de ses lectures; pour montrer aux autres que lire ne vous coupe pas nécessairement de votre propre créativité. «Souvent on me dit: "Ah non, moi je ne veux pas lire pour ne pas me laisser influencer". Mais si on ne lit pas, on ne peut pas écrire! Il faut être à l’écoute des voix qui nous habitent.» La présence de ces voix majeures se retrouve d’ailleurs dans d’autres livres de Lalonde, comme Le Monde sur le flanc de la truite (1997), et Le Vacarmeur, Notes sur l’art de voir, de lire et d’écrire (1999). «En fait, plus on écrit, plus on est libres, insiste l’auteur. Plus on transcrit (ce que nous lisons, ce que nous voyons), moins on invente; plus on est fidèles à la perspicacité, à nos antennes, moins on a besoin de ce qu’on appelle l’imagination: la fiction est bien en dessous de ce qui peut nous passer par la tête. Il faut consentir à être ce réceptacle et ce retransmetteur, c’est surtout ça, l’imagination.»
Robert Lalonde aime que sa propre imagination l’étonne. «Si je ne m’étonne pas moi-même, je m’ennuie et je me dis que le lecteur s’ennuiera tout autant. Quand je me découvre moi-même en déséquilibre, et sur une piste, je continue.» Lorsqu’il a entamé ce projet de Nouvelles d’amis très chers, recueil de courts récits écrits à la manière de Giono, Colette, Fitzgerald, Marquez, Maupassant, Flannery O’Connor, Gabrielle Roy, Tchekhov et Tremblay, Lalonde a poussé un peu plus loin ses libertés d’écrivain; le résultat, un travail tout en finesse, de belles histoires, parfois légères (Tigre, ou comment l’amour ne vient jamais trop tard), parfois plus profondes (Toine et Fred, Une ruse), comme il sait les raconter. «Je me suis demandé ce qui arriverait si je me mettais à la place de Giono, moi qui l’aime tant et qui en parle tellement partout. J’ai eu la chance de visiter son village et, surtout, sa maison, son bureau, tous les éléments étaient alors en place pour que je puisse m’imaginer Giono en train d’écrire. Après, je suis passé à Tchekhov, et là je me suis émerveillé devant le monde qu’il y avait devant moi. Je découvrais comment travaillaient tous ces auteurs que j’adore. Ce que j’ai réalisé, c’est à quel point la façon de travailler compte pour un écrivain. Cette discipline, cette obstination sont obligatoires. On pense toujours que les gens sont illuminés et qu’ils écrivent malgré eux. Mais il y a un coureur de fond chez tout écrivain, il faut qu’il, ou elle, soit tenace.»
Mais Lalonde n’oublie pas l’humain derrière le tâcheron. «Comment l’oublier? Il est TOUJOURS là. Il n’y a pas longtemps, j’ai, par mégarde, laissé tourner mon magnétophone, avec lequel je travaille pour répéter mes textes ou pour jeter des idées, prendre des notes. Et je me suis réécouté: je vous jure, c’est le journal d’un fou! On imagine qu’un écrivain ne fait de bruit qu’avec son clavier, eh bien il y avait un tapage monstre! Je parlais au chien ou à la chatte, avec des voix différentes, en m’amusant, j’envoyais promener les objets sur la table, la chatte était une interlocutrice, vraiment! Mais, moi, je m’interroge le moins possible là-dessus, ça fait partie de la vie. Et c’est vrai que ça donne le vertige de se voir perdre les pédales parfois, laisser sortir de soi des excentricités. Et je sais que les écrivains en devenir ont une peur terrible de perdre le contrôle d’eux-mêmes. Mais je pense que pour écrire, c’est tout le contraire: il faut accepter cette espèce d’errance… Il ne faut pas avoir peur d’être habité, de témoigner de tous ces mondes en nous.»
Des nouvelles d’amis très chers
de Robert Lalonde
Éd. du Boréal, 1999, 161 p.