Alix Renaud : Ovation
Notre collaborateur, Alix Renaud, reconnu pour ses talents de poète, diseur et romancier, publiait dernièrement un triptyque de nouvelles intitulé Ovation. En voici un court extrait (chapite VI, p. 45-47), histoire de vous mettre en appétit…
Il s’écroula dans un fauteuil, un verre de Purcaf brûlant à la main. Il but une gorgée, déposa son verre par terre et, se redressant, tira d’une de ses poches un petit boîtier noir au dessus criblé de minuscules rectangles colorés. Il pointa l’objet en direction du mur. Un écran s’illumina en face de lui, de gros titres noirs apparurent : SPORTS, JUSTICE, ARTS, SCIENCES… Mashi effleura un secteur du boîtier. Le mot SPORTS grossit, emplit tout l’écran, sembla éclater, et l’on vit apparaître un homme blanc, musculeux, complètement nu, à l’exception du pansement vert de son pubis. L’homme avait les cheveux moirés, les yeux petits et vifs.
Une voix commentait les dernières informations. Mashi apprit ainsi que Zarron Stirrich venait de triompher de son plus proche adversaire, Stefan Garangoula, en résistant pendant plus de 43 secondes à une série de décharges électriques de 74 kilovolts.
«Il fallait voir son visage crispé dans l’effort! s’enthousiasmait le commentateur. Ses muscles bandés, luisants de sueur!… Ses énormes avant-bras gonflés!… Ses pectoraux saillants, contractés au maximum!… Et les vivats d’une foule en délire!…
Le scrotum de l’athlète avait fini par éclater. Mais Stirrich ne s’évanouit qu’au moment où l’arbitre survolté consentit à proclamer sa victoire sur Garangoula.
Mais tout cela se passait dans la métropole! Les rares nouvelles locales se rapportaient aux sanctions, aux récompenses, aux naissances et aux décès touchant de près ou de loin les employés de la Kumishawa.
Mashi effleura de nouveau un secteur du boîtier.
À l’écran, deux êtres vêtus de blanc venaient de se projeter très haut dans les airs en prenant appui sur de longues perches flexibles. On ne perdit rien de la vigoureuse empoignade qui s’ensuivit à quelque huit mètres au-dessus du sol, ni de la chute brutale des deux corps emmêlés. Un seul des deux se releva, loque titubante, au visage ensanglanté, tandis qu’éclataient les applaudissements des spectateurs invisibles.
Mashi opta pour le juridique, où il était question d’une secte de drogués. Cela se passait aussi du côté de la métropole. Cette secte défrayait les chroniques depuis un certain temps. Les malades avaient réussi à fabriquer en grand nombre une petite plaque de métal circulaire qu’ils passaient leur temps à palper, à flatter, à respirer, puis à se refiler, après de longues et tortueuses négociations, en échange de menus articles ou de services bien ordinaires. À l’intérieur de la secte, le grade de chacun était directement proportionnel au nombre de rondelles qu’il possédait.
Cette drogue s’appelait le pèze, d’après un vieux mot d’argot français qui, aux dires des autorités, avait longtemps servi à désigner un métal maintenant disparu. Le pèze provoquait chez les intoxiqués un état d’euphorie proche de l’hébétude. Il annihilait chez eux tout sens critique. Par on ne sait quelles astucieuses manouvres, certains avaient réussi à échanger du capital de longévité contre du pèze! Il leur arrivait même de tuer pour une poignée de pèze…
Le pèze! Tel était le fléau contre lequel luttaient toutes les forces de l’État depuis plus de six mois. On avait perquisitionné des repaires, fouillé en pleine rue des suspects et truffé les trottoirs roulants de détecteurs.
Mais voilà qu’une nouvelle de dernière heure jetait la consternation dans les milieux officiels! Les pèzomanes avaient changé de tactique: ils utilisaient, non plus les rondelles de métal, mais de petits rectangles de papier ou de plastique souple, sur lesquels figurait un dessin numéroté. Afin de prévenir toute confusion avec les pièces encore en circulation, les drogués parlaient à présent de nouveau pèze ou de pognon. Selon des sources habituellement dignes de foi, le pognon était absolument indétectable à distance. Outre qu’il ne faisait aucun bruit quand on en transportait sur soi, il pesait moins lourd et occupait moins de place dans les poches.
Ovation,
d’Alix Renaud
Éditions Planète rebelle
1999, 156 pages