Judith Cowan : Héros ordinaires
Dans Plus que la vie même, Judith Cowan raconte six histoires que l’on dirait tirées de la vie même de cette auteure anglophone qui a choisi de vivre dans une petite ville où l’on parle essentiellement le français.
Judith Cowan, tout comme Ann-Marie MacDonald, est née en Nouvelle-Écosse. Elle a grandi en Ontario, a étudié à Toronto puis à Strasbourg avant d’élire domicile à Trois-Rivières, où elle a situé quelques-unes des nouvelles de son premier recueil. Un livre qui paraît dans une traduction très juste signée Dominique et Jean-Pierre Issenhut, et qui nous permet de la découvrir et de mesurer l’ampleur de son talent.
À travers six nouvelles habitées par des personnages inoubliables, plus vrais que vrais, des gens ordinaires aux vies en apparence banales, mais chargées de drames, de secrets et de regrets. Six histoires que l’on dirait tirées de la vie même de cette auteure anglophone qui a choisi de vivre dans une petite ville où l’on parle essentiellement le français (une langue qu’elle connaît très bien, puisqu’elle a traduit des poètes québécois dont Gérald Godin et Yves Préfontaine), et qui fait cohabiter les soi-disant solitudes, mettant en évidence plutôt leurs ressemblances que leurs différences.
Par une journée de juin «toute bouffie de soleil», une femme désoeuvrée part sur la route avec un agent immobilier à l’accent beauceron, qui l’a convaincue de visiter une maison de campagne dont elle n’a nul besoin. Un trajet de voiture de quarante milles, qui dérape imperceptiblement, et au cours duquel elle se laisse porter par le hasard et les caprices de son chauffeur jusqu’à la maison d’un ami de celui-ci, un policier méticuleux et taciturne qui livre par bribes des morceaux d’une vie brisée (Ce genre d’affaires-là).
Une femme d’âge mûr, mariée à un homme qu’elle aime sans passion, sort, le soir tombé, armée d’une carabine, pour effrayer les coyotes qui hurlent aux alentours. L’arme chargée à la main, le corps et l’esprit en alerte, elle arpente son bout de campagne, puis se prend à épier ses voisins, par les fenêtres, et à voir dans leur bonheur pourtant peu enviable, comme dans un miroir déformant, son propre malheur (La Dame à la carabine).
Un homme qui gagne sa vie à chanter dans des bars de motels minables fait la rencontre d’une alcoolique qui lui rappelle son passé malheureux et ébranle son bonheur tout récent. La pauvre s’accroche à lui comme à une bouée, lui parle de ses enfants dont elle a perdu la garde, et s’obstine à vouloir lui offrir un ours en peluche pour sa petite à lui. Quand, enfin
délivré d’elle, l’homme se débarrasse de la peluche en la jetant aux ordures, c’est une vie qu’il a l’impression d’avoir mise à la poubelle, soulagé et pourtant vaguement honteux (Plus que la vie même).
D’une nouvelle à l’autre, on se prend d’affection pour ces héroïnes, des femmes vieillissantes qui se sont oubliées en cours de route, qui continuent de vivre en acceptant ce qu’au fond d’elles-mêmes elles détestent – les visites envahissantes du beau-frère francophobe; l’ennui mortel du quotidien qui se répète à l’infini – et qui, souvent, cherchent à noyer dans l’alcool leur impossible désir de fuir. Des femmes plus jeunes, comme l’héroïne de Vie de château, qui se retrouvent, moins par naïveté que par simple bonne volonté, à l’intérieur de situations dont elles ne savent plus se sortir mais qui, même prises au piège, continuent de poser sur ceux et celles qui les entourent un regard scrutateur qui leur en apprend beaucoup sur la vie.
Si Plus que la vie même est son premier recueil, Judith Cowan n’en était pas à ses premières armes. Elle avait auparavant semé ses textes dans diverses publications (Quarry, Liberté, Malahat Review…). Après ce premier recueil, il ne nous reste qu’à souhaiter vivement qu’une compilation de ses trésors éparpillés voie bientôt le jour. Car Judith Cowan est une merveilleuse observatrice du genre humain. Il y a chez elle quelque chose d’Alison Lurie (celle des Gens comme les autres), quelque chose d’Alice Thomas Elis, aussi, qui sait si bien lire dans les lignes du quotidien, passer aux rayons X l’âme de ses personnages pour en révéler les plus infimes fractures.
Plus que la vie même
de Judith Cowan
Éd. Boréal, 1999, 136 p.