Réjane Bougé : L'Année de la baleine
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Réjane Bougé : L’Année de la baleine

Le troisième roman de Réjane Bougé raconte le difficile deuil de Suzanne, une interprète montréalaise, qui mettra une longue année à apprivoiser la perte maternelle. Un autre livre hanté par la figure de la mère disparue…

La saison littéraire qui s’achève aura été placée, au moins partiellement, sous le signe du roman des origines. Voici un autre livre hanté par la figure de la mère disparue. Le troisième roman de Réjane Bougé (cinq ans après la parution de La Voix de la sirène) raconte le difficile deuil de Suzanne, une interprète montréalaise, qui mettra une longue année à apprivoiser la perte maternelle.

Brique touffue, ambitieuse, qui semble vouloir explorer en détail l’expérience féminine, L’Année de la baleine fait entendre un récit à deux voix très différentes. Le fil narratif épousant la dérive des pensées de Suzanne est entrecoupé par les lettres que son aînée, Lorraine, envoie à sa douce Chiara, à Florence. Les personnages masculins sont carrément absents de ce roman au féminin: le père mort depuis longtemps, le mari fantomatique de Suzanne très commodément parti travailler dans le Grand Nord.

Quant à la cadette de la famille, la pauvre «Lucie-la-grosse», elle n’a pas voix au chapitre, n’existant guère que par le mépris de Suzanne (un personnage pour lequel il est difficile d’éprouver de l’empathie); mépris teinté d’envie que Suzanne, incapable d’enfanter, ressent pour sa soeur enceinte. Ce désir de maternité (qui titille toutes les soeurs, lesbienne incluse, comme si ça faisait partie intégrante de la féminitude) se transforme chez la jeune femme, éprouvée par le deuil récent de sa mère, en une obsession du ventre plat, une crise anorexique où elle tente de «se vider d’elle-même».

Partagé entre la mort de la mère, d’une part, et la naissance d’une fille, de l’autre, L’Année de la baleine scrute les liens familiaux, la continuité de la vie, la mémoire. Notamment par le petit bout de la lorgnette: les objets, les gestes du quotidien – royaume des femmes, on le sait… Infiltré par l’ombre de Girolamo Cardano, un savant de la Renaissance qui a écrit la première autobiographie en Occident (et dont Lorraine est chargée de restaurer le manuscrit), le roman recense en long et en large les territoires de l’intimité. Parfois très organique, il fouille ainsi abondamment le rapport au corps, jusque dans les entrailles.

Plus réussi que le ton un peu artificiel des lettres de Lorraine, l’inventaire des sensations de Suzanne suit le cours capricieux de ses pensées obsessionnelles, dérivant d’un sujet à un autre par associations d’idées, à partir d’un mot, d’une image. Des grappes de digressions s’accrochant les unes aux autres: la narration de l’agonie de Claire, dans les griffes du cancer, mais aussi des souvenirs, rêves, références à des films, à des chansons… Le récit respire surtout par les soubresauts de la mémoire, alors qu’au présent, il ne se passe pas grand-chose: tout le dernier chapitre (plus de cent pages) déroule ainsi un flot de pensées autour du grand ménage que Suzanne se décide à entreprendre!

Un pari qui exige beaucoup du lecteur. Malgré l’humour discret qui affleure dans la prose dense de Bougé, on croule sous un foisonnement de détails, dont certains ne semblent pas essentiels. La très (trop) longue traversée qu’accomplit L’Année de la baleine en eaux profondes brosse un tableau certainement riche et complexe. Mais il faut s’armer de patience pour se rendre jusqu’au bout. Éd. Québec Amérique, 1999, 490 p.