Catherine Cusset : Le problème avec Jane
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Catherine Cusset : Le problème avec Jane

D’origine française, CATHERINE CUSSET est enseignante, écrivaine, et vit, au moins partiellement, aux États-Unis depuis une dizaine d’années. Ironique renversement des perspectives, son cinquième roman, Le problème avec Jane, met en vedette une Américaine francophile, qui fait régulièrement des séjours professionnels dans l’Hexagone.

Professeure au département de français d’une université prestigieuse, sur la Côte-Est, Jane est une spécialiste de Flaubert, dont elle étudie la «phrase musclée», la «conception virile du style comme répression du mou et du sentimental: du féminin, en quelque sorte».

Alors, «Madame Bovary, c’est moi»? L’ambiguïté de l’écriture, le mystère quant à l’identité de l’auteur sont justement au coeur du prenant Problème avec Jane, de Catherine Cusset. Le roman débute au moment où la jeune femme reçoit par la poste un volumineux manuscrit anonyme, intitulé Le Problème avec Jane… Stupeur: il s’agit du récit, elliptique mais très bien documenté, des neuf dernières années de sa vie, relaté sous une forme romanesque.

C’est cette histoire que nous lisons, comme si nous étions penchés au-dessus de l’épaule de Jane, qui, de plus en plus troublée par la véracité intime du récit, émerge de temps en temps de sa lecture pour se prêter à des hypothèses inquiètes. Lequel de ses proches, actuels ou passés, peut bien être son énigmatique expéditeur? Et quel est le but de cet exercice? Ses «ex», bien sûr, s’alignent au premier rang des suspects.

Car la vie de la fictive Jane, qui ressemble comme une soeur à son modèle, se lit telle une succession d’histoires de coeur plus ou moins ratées. Il y a eu Josh, le petit ami d’université un peu mou, qu’elle a largué, puis repris, dans un accès de solitude, avant de le perdre à nouveau. Puis, brièvement, une liaison avec un collègue réputé et plus âgé qui tourne court quand Jane rencontre le parfait Éric, très beau et brillant prof d’histoire de l’art dont elle tombe passionnément amoureuse. Un conte de fées qui ne résistera pas à l’éloignement et à l’incompréhension, Jane hésitant à sacrifier ses ambitions professionnelles à son grand amour.

Thriller psychologique qui se lit avec une avidité croissante, intelligemment construit et rigoureusement mené (Cusset y sème les pistes à la façon d’un polar), avec un dénouement à la hauteur de la prémisse, Le Problème avec Jane dissèque les rapports humains et amoureux avec une lucidité et une précision parfois impitoyables. Certaines scènes se lisent comme des épisodes loufoques, où la pauvre Jane n’a pas toujours le beau rôle: le repas avec son collègue, qui ouvre le roman, petit morceau d’absurde tant toutes les espérances de l’héroïne esseulée y sont déjouées; le souper dans le restaurant japonais le plus chic de New York où Jane, attablée devant un couple plongé en pleine crise conjugale, accumule gaffe sur gaffe, en multipliant les mots tabous…

L’auteure de Jouir pratique ici une ironie rentrée mais frappant juste, précise, bien que moins marquée sans doute que celle des fameux écrivains anglo-saxons, les David Lodge et Alison Lurie, qui se font aussi les dents sur le fascinant petit monde universitaire. Catherine Cusset dépeint en détail les moeurs de Devayne: les luttes de pouvoir, l’âpre compétition, les relations, parfois entachées de jalousie professionnelle ou sexuelle, entre collègues, et les difficultés pour Jane, qui vit bien sûr sous la menace constante du «publish ou perish», de vendre son premier livre à une maison d’édition: «Ce n’est pas ma faute si Flaubert est français, mâle, blanc, grand, et hétérosexuel», dit-elle pour expliquer le refus répété des éditeurs. Une flèche au climat de rectitude politique qui règne sur les campus américains, où un incident de mauvais goût, mais somme toute assez mineure, peut prendre des résonances dramatiques.

Là-dessus, Cusset semble porter un regard résolument européen sur une réalité qui a surtout cours au pays de l’Oncle Sam. Lettré, mais sans complaisance de style, son roman tient le pari d’une manière plus «à l’américaine», où l’écriture précise est au service d’une bonne intrigue, mais sans sacrifier l’acuité psychologique. Un style sobre que la «vraie» Jane estime «sec, direct», et où elle note l’abondant recours aux flash-back, en tête de chapitre, ce qui rend la narration plus compliquée mais moins linéaire.

De la même façon que les suspects changent de visage, au fur et à mesure que la lecture progresse, la nature du «problème avec Jane» se complexifie, trahissant de plus en plus ses insuffisances: est-ce son égocentrisme, son esprit compétitif, sa peur de la solitude, son manque de souplesse? Son indécision, son écartèlement entre sa dépendance affective et ses ambitions professionnelles, sa lâcheté?… Reste que sans vraiment le vouloir, Jane a le don de faire des dégâts autour d’elle, de gâcher ses relations, amoureuses ou amicales.

Sorte de confession par personne interposée, la vie de Jane se lit comme un roman riche et divertissant, partagé entre l’arrogance d’un bonheur qui semble éternel et la déception, entre le drame et le ridicule, le réalisme et la caricature, le déni et la reconnaissance de soi. Comme nous semblerait aussi probablement le récit de notre propre vie, si quelqu’un se donnait la peine de l’écrire à notre intention…

Le problème avec Jane
Éd. Gallimard, 1999, 372 p.