Pascal Rabaté : Nouvelle expression
La Galerie F.52 expose jusqu’au 15 février une rétrospective de l’oeuvre de l’illustrateur français Pascal Rabaté. Au programme: plusieurs planches d’Ibicus, une bande dessinée extrêmement exigeante, dont le deuxième tome (sur quatre prévus) vient de paraître aux éditions Vents d’Ouest.
Il y a de ces hasards qui peuvent engendrer de grandes choses, voire de grandes oeuvres. Un jour, Pascal Rabaté achète dans un marché aux puces parisien, pour la modique somme de trois francs, le roman Ibicus d’Alexis Tolstoï, croyant qu’il s’agit d’un roman du grand Léon Tolstoï, auteur de Guerre et Paix. Rentré chez lui, il s’aperçoit de sa méprise, met le volume de côté, et ne s’y intéresse que trois mois plus tard, un soir où il n’a plus rien d’autre à lire. Passionné par le sujet, il y passe la nuit. Au matin, sa décision est prise: il adaptera l’oeuvre. Et le résultat n’est rien de moins qu’une des plus fascinantes bandes dessinées parues ces dernières années.
Une vision expressionniste du monde
Si Rabaté fut favorisé par le hasard de sa rencontre avec Alexis Tolstoï, Russe blanc exilé, puis écrivain thuriféraire du régime stalinien, son héros, Siméon Nevzorof, lui, a rendez-vous avec le Destin. Au début du premier tome, alors que ce petit comptable de Petrograd se rend fleurir la tombe de sa mère, il est happé par une gitane qui lui prédit richesse et aventures extraordinaires au moment où s’écroulera le monde qui l’entoure. Nous sommes au début de 1917, quelques mois avant la révolution russe. Aidant le sort, Siméon s’empare de la caisse d’un antiquaire anglais de Saint-Pétersbourg qui vient d’être attaqué, laissant mourir celui-ci.
Cette absence de scrupule, avec la lâcheté, forme l’essentiel du caractère de Siméon. Et de plusieurs personnages de Rabaté d’ailleurs. Ses bandes dessinées précédentes, comme Les Pieds dedans et Un ver dans le fruit, tendaient à montrer l’être humain dans sa petitesse plutôt que dans sa grandeur. Rabaté, présent à Montéal il y a quelques semaines, explique: «Quand j’ai fait Un ver dans le fruit, j’ai essayé de parler des petites choses, qui me semblent plus importantes que les grandes idées. Parce que c’est dans l’observation des petits défauts qu’on voit le caractère se forger, le personnage s’installer. Siméon aussi est un personnage amoral, comme je les aime.»
Cette vision du monde vitriolique et sans concessions que le lecteur perçoit dans le caractère des personnages, c’est aussi celle, sur le plan pictural, d’un certain expressionnisme dont Rabaté s’inspire. C’est aux Beaux-Arts, dont il est diplômé, en 1985, que l’illustrateur né en 1961 découvre cette école allemande du début du siècle, composée des peintres E. L. Kirchner, Max Beckmann, Otto Dix, Georg Grosz. Une rencontre fondamentale pour Rabaté. «Ça m’a permis de découvrir que j’étais plus proche d’une expression agressive et d’un travail sur la matière, sur la déformation, qui correspondait à mon état d’esprit.»
Pratiquant auparavant un dessin plus classique qui plaisait à la critique, Rabaté change de technique pour la série Ibicus, retournant à ses sources expressionnistes. Résultat? Des corps déformés, une absence de contours et une lumière forcée qui passe maintenant sur les personnages, donnant l’impression qu’ils flottent dans les décors. L’échelle de gris est plus forte, et l’acrylique a pris le pas sur le lavis. Autre chose qui frappe: la modification des cadrages qui, de classiques qu’ils étaient dans les bandes dessinées précédentes, avec des personnages en milieu de cadre, sont dorénavant décadrés, avec des personnages souvent coupés. «Toutes mes images sont déséquilibrées par rapport aux cases placées avant et après. Ça participe à mon propos. La vie est une succession de déséquilibres qui s’équilibrent par d’autres déséquilibres. Un meuble bancal qui tient par une petite chose sous une patte. Un regard sombre, mais qui est le mien.»
Liberté de créateur
En rejetant une recette qui a plu au public et à la critique, et qu’encourageait son éditeur, Rabaté exprime son indépendance d’artiste, refusant de s’enfermer dans un créneau, même rentable. Il le fait également dans le genre narratif pratiqué: la chronique, genre des albums précédents qui mettaient en scène une France provinciale et immobile, cède le pas à ce qui se rapproche davantage de la fresque. «Plusieurs attendaient de moi une autre chronique. Le roman de Tolstoï est donc arrivé pile. C’est un roman picaresque avec la traversée de toute la Russie et de l’Histoire; alors que je faisais des petites chroniques de village, où les personnages faisaient au maximum trois ou quatre kilomètres à pied.»
Sans cesse à la recherche du nouveau, Rabaté est un artiste polyvalent. Il se réjouit des facettes multiples qu’a prises son oeuvre au cours des années. «Je teste. Je m’amuse. Je change de technique, je change de format et d’instruments. Il est possible aussi qu’Ibicus fini, j’arrête la bédé parce que j’aurais envie de tester ailleurs. Parce que je suis un instable, assumé et revendiqué.»
Instabilité revendiquée? Une façon modeste de parler de la liberté que devrait avoir pour règle tout créateur. Rendez-vous, donc, à la Galerie F.52, pour entendre parler de Rabaté et voir son oeuvre, grandeur nature.
Ibicus, tome 2, Paris, Éd. Vents d’Ouest, 1999, 136 p.
La Galerie F.52 est située au 4933, rue de Grand-Pré (une rue à l’ouest de Saint-Denis, au sud de Saint-Joseph), à Montréal (tél.: 286-0352).