Anne Hébert 1916-2000 : Le dernier jardin
Anne Hébert laisse aux lecteurs une oeuvre très personnelle, inventive, poétique qu’ont lue et liront encore des générations d’étudiants. Lori Saint-Martin, professeure de littérature, essayiste et auteure, évoque pour nous l’héritage littéraire de la grande romancière.
Lori Saint-Martin, professeure de littérature à l’UQAM, auteure d’ouvrages sur la littérature des femmes et notamment de Contre-Voix, Essais de critique au féminin (Nuit blanche, 1997), enseigne Anne Hébert, parmi d’autres écrivaines, depuis une dizaine d’années. Et, avec bonheur, elle constate toujours l’enthousiasme autour de son choix. «Mes étudiantes ont vingt ans et, chaque fois, elles s’identifient aux romans d’Anne Hébert. Cette année, j’ai mis au programme Les Fous de Bassan, et vraiment, elles aiment cette intensité, cette passion qui colle à la jeunesse. Hébert ne faisait pas dans la demi-mesure: c’est, je pense, l’une des raisons pour lesquelles toutes les générations, depuis ses débuts, ont pu être touchées par son oeuvre.»
Saint-Martin n’hésite pas à rappeler que, comme Gabrielle Roy, à laquelle elle la compare non pas pour l’écriture, mais pour la place importante qu’elle occupe dans la littérature de langue française, Hébert a été un modèle, et, bien sûr, une pionnière. «D’une façon plus passionnelle que Roy, dans les thèmes, Anne Hébert a exprimé une violence très mal vue pour les femmes. Elle a créé un "moment", parce que, jusque-là, c’était bien mal reçu; on cherchait encore une littérature moralisante, convenable. Et quand Hébert est arrivée avec Le Torrent, en 1965, avec cette histoire d’un jeune homme qui refuse la religion et qui tue sa mère, beaucoup ont été choqués.»
Comme le confiait à Voir Anne Hébert, en juillet 1999, aucun éditeur ne voulait de son manuscrit, qu’on jugeait déplacé… «C’est elle-même qui a publié son livre avec l’argent d’un prix qu’elle avait reçu. Imaginez! On préférait, des femmes, qu’elles écrivent "doucement", sans faire de vagues. Mais en peu de temps, Hébert a réussi à s’imposer, sans tapage. Elle a rendu ça possible: qu’une femme écrive des choses pas évidentes, troubles, ambiguës, tout en restant crédible. On s’est beaucoup moqué de Sagan, qui a été très courageuse elle aussi; pourtant, Hébert a imposé droiture et dignité, dès ses débuts. En fait, je crois que son oeuvre a fait autorité rapidement.»
Éloge du doute
L’une des choses les plus importantes aussi, selon Lori Saint-Martin, c’est que l’on trouve chez Anne Hébert une réflexion profonde et fascinante sur la vie des femmes: toutefois, on n’y trouve jamais de généralisations. «Sur le plan de la question féminine, ce qui fait la valeur de l’oeuvre, c’est son ambivalence. Ce n’est ni une oeuvre utopiste (qu’on aurait pu récupérer dans le champ féministe), ni une oeuvre militante (politiquement). Et dans les grands livres, il n’y a pas de messages.»
Ainsi, pour Lori Saint-Martin, ce qui est admirable dans Les Fous de Bassan, par exemple, roman qui raconte un double meurtre, c’est cette «guerre» que mèneront les deux jeunes filles qui cherchent une autre façon d’exister avec les hommes, et qui répondent par la violence. Hébert a toujours su montrer l’ambivalence, le doute. «Autre exemple, explique Saint-Martin, dans Kamouraska: Hébert dépeint une héroïne qui aime inspirer la pitié… Et il arrive dans la réalité que des gens soient aussi comme ça, pour toutes sortes de raisons psychologiques. Chez Anne Hébert, il n’y a jamais rien de simple: et ça, ça "parle" à tout le monde. De plus, je crois que les livres qui savent dépeindre cette ambivalence de l’être humain vieillissent beaucoup mieux.»
Pour Lori Saint-Martin, Kamouraska reste probablement le meilleur roman d’Anne Hébert. «Je pense que c’est un magnifique roman historique, peut-être le plus beau de la littérature québécoise. J’ai dû le lire douze fois, je suis toujours subjuguée par cette écriture, cette histoire. Je crois, mais c’est évidemment très personnel, que c’est un sommet d’écriture. Et pourtant, il n’est pas évident d’y entrer: c’est un roman à la narration fragmentée, aux voix multiples, donc pas conventionnel. Mais on est pris par l’écriture.»
Loin des yeux, près du coeur
En dehors de l’écriture même, l’un des aspects de l’oeuvre d’Hébert qui frappe Saint-Martin est sa continuité. «Je trouve d’abord admirable cette constance dans l’écriture plus de 50 ans passés à écrire, c’est très beau… et ce n’est pas le cas de beaucoup d’écrivains. Et puis, si son oeuvre ne frappe pas par la diversité, elle a été très fidèle à certains thèmes: l’enfance, l’ambivalence, la relation mère-fille (particulièrement dans Le Premier Jardin), l’échec du couple, entre autres. Cette continuité très forte se trouve chez peu d’auteurs. Chez Hébert, c’était une grande force. Dans tous ses romans, on la sent ardente, entière, il n’y a jamais de faux-semblants, de tape-à-l’oeil.»
Ni dans ses romans, ni dans sa vie, d’ailleurs, Anne Hébert ne s’est donnée en spectacle. Qu’elle soit si aimée, si lue aussi, malgré son effacement de la vie publique, est une chose très rassurante… «Hébert donne l’image d’une femme qui ne faisait pas de concessions, qui a su très tôt protéger sa vie privée, son intimité. Et comme sa vie n’était pas le sujet de ses livres (contrairement à Gabrielle Roy, par exemple, qui du reste n’aimait pas non plus la vie publique), elle a conservé une distance avec le monde. Personnellement, je trouve cela admirable. Elle a su imposer son oeuvre malgré cette distance – sans non plus faire un cirque de cette réserve.»
Anne Hébert a gardé ses masques pour ses personnages, elle qui avait mis en exergue du Premier Jardin cette citation de Shakespeare: «All the world’s a stage.»
Pour lire l’entrevue avec Anne Hébert que nous publiions en juillet dernier, ou consulter des liens concernant son oeuvre,visitez notre site www.voir.ca