Emmanuel Carrère : L'Adversaire
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Emmanuel Carrère : L’Adversaire

Déjà dans La Moustache, en 1986, puis dans sa fameuse Classe de neige, Emmanuel Carrère s’intéressait aux tiroirs secrets de l’esprit humain, à ces points de rupture où tous les repères connus s’effondrent, posant la question: qu’est-ce qui arriverait si notre monde n’était pas celui qu’on croyait?

Déjà dans La Moustache, en 1986, puis dans sa fameuse Classe de neige, Emmanuel Carrère s’intéressait aux tiroirs secrets de l’esprit humain, à ces points de rupture où tous les repères connus s’effondrent, posant la question: qu’est-ce qui arriverait si notre monde n’était pas celui qu’on croyait? Pour l’écrivain français, la réalité, l’identité ne sont jamais que des façades branlantes, qui camouflent des choses terribles…
Imaginez alors comment Emmanuel Carrère a pu être frappé par l’histoire véridique de Jean-Claude Romand – affaire a priori sombrement fascinante pour tout écrivain -, qui a vécu dans un monde de fiction pendant dix-huit ans. Palpitant récit documenté de cette histoire aussi incroyable qu’effroyable, L’Adversaire est également, et encore davantage, le témoignage personnel de cette obsession, où transpire un malaise palpable.
Jusqu’en 1993, tous les proches de Jean-Claude Romand vous auraient juré, sans doute aucun, que ce bon père de famille était un médecin estimé, bien que très modeste, chercheur d’envergure internationale pour l’Organisation mondiale de la santé, à Genève, qui frayait dans les colloques mondiaux, tutoyait Bernard Kouchner et Laurent Fabius… En janvier 93, après le massacre de toute sa famille, dont il est le seul survivant, les gendarmes ne mettront que quelques heures à dissiper l’immense illusion qu’était son existence. En fait, Jean-Claude Romand, outre un père de famille attentionné, n’était… rien. Et c’est pour éviter que sa famille n’apprenne son invraisemblable mystification, qui commençait à s’effriter de toutes parts, qu’il a préféré tuer sa femme, ses deux jeunes enfants et ses parents, puis attenter mollement à sa propre vie.
Avec une sobriété et une précision implacables qui transcendent le fait divers, Emmanuel Carrère se colle pas à pas à cette histoire aberrante, depuis le mensonge fondateur, d’abord bénin, mais qui finira par entraîner tous les autres: alité par un accès de déprime, Jean-Claude Romand ne passe ps son examen de seconde année de médecine, qu’il prétendra avoir réussi. À partir de là, il fera semblant de poursuivre ses études, de décrocher un emploi à l’OSM…
Sans pourtant en déflorer le mystère (par quel miracle, ou aveuglement d’autrui, Romand a-t-il pu passer à travers les mailles du filet?), l’écrivain nous raconte comment s’organise concrètement cette vie de faux-semblants: l’argent usurpé aux proches, sous prétexte de le faire fructifier dans les banques suisses; les journées passées à flâner dans les bois ou à lire dans les cafés; les faux voyages d’affaires écoulés dans les hôtels d’aéroport, le nez collé dans un guide touristique…
L’ex-étudiant gentil et un peu falot qui, à force de persistance, réussira à séduire la femme qu’il aime, Florence, et à s’imposer dans son petit groupe d’amis a menti pour se sortir du pétrin et pour donner une bonne image de lui-même. Mélange de lâcheté et de force d’inertie, ce mythomane aura toujours fui les explications embêtantes avec les autres, la chute dans l’abime de la dépression. Il s’est fui lui-même, jusqu’à ne plus savoir qui il est vraiment.
Au-delà de l’immense entreprise fictive que suppose cette double vie, on comprend que ce qui a fasciné Carrère, c’est aussi le gouffre identitaire qu’elle recouvre. Toute sa vie d’adulte, Romand n’aura connu que l’expérience de «l’absence», du «vide». De son propre aveu hanté par cette histoire (dans l’intervalle, un peu pour l’exorciser, il a écrit La Classe de neige, histoire d’un père meurtrier), Carrère écrit: «Je sais ce que c’est de passer toutes ses journées sans témoin: les heures couché à regarder le plafond, la peur de ne plus exister.» Car on existe aussi dans le regard que nous renvoient les autres.
Dans L’Adversaire, l’auteur met en jeu son propre rapport ambigu à l’assassin, avec qui il a entretenu une correspondance. Il y expose sa honte de cette fascination, son ambivalence devant le menteur qui dit vivre, depuis sa geôle, une rédemption religieuse – un autre mensonge quil se fait à lui-même?
Finalement, Emmanuel Carrère a peut-être écrit là un livre sur le doute. Sur le caractère «indécidable» de ce qui touche l’âme humaine. C’est peu dire qu’on émerge de cette oeuvre déroutante avec un trouble indéfinissable chevillé au coeur. Un trouble qui concerne peut-être la peur du néant qui se cache sous le masque social. Comment savoir si l’on a accès à sa vérité, ou si l’on ne se berne pas soi-même? Dérangeant.

L’Adversaire
d’Emmanuel Carrère
P.O.L., 2000, 222 p.