Christiane Frenette : La Nuit entière
Livres

Christiane Frenette : La Nuit entière

Christiane Frenette enseigne la littérature française au Cégep Lévis-Lauzon depuis treize ans, elle a deux grands enfants, et six livres derrière elle. Quatre recueils de poésie; un remarquable premier roman, La Terre ferme et ce nouveau roman, magnifique, troublant, La Nuit entière, qui paraît cette semaine.

«Un décor où inscrire la vie. Un univers de forêts, de très anciennes montagnes, de chemins tortueux. ça commence toujours par un paysage, un bruit, un visage, une douleur. Et la façon de s’y abandonner.»
– extrait de

La Nuit entière

«J’ai commencé à écrire le 24 juillet 1978, à trois heures de l’après-midi, raconte Christiane Frenette. Je m’en souviens très bien.» Elle avait alors vingt-quatre ans, avait «décroché» cinq ans plus tôt du cours de journalisme où elle s’était inscrite à l’Université Laval; elle était mère d’une petite fille d’un an, et lisait beaucoup de poésie. «J’avais des cahiers où je prenais des notes, depuis longtemps; et puis, soudain, j’ai réalisé que ce que j’écrivais, là, ce n’étaient pas des notes, ni même un élément de journal intime, mais quelque chose qui pouvait, qui aurait pu être un poème.»
Et qui l’est devenu. Un poème qui s’est retrouvé, avec d’autres, retravaillé, transformé, dans Indigo Nuit, son premier recueil, qui remportait en 1986 le prix Octave-Crémazie. C’était huit ans après ce jour de juillet où elle est officiellement devenue écrivaine. Aujourd’hui, Christiane Frenette a quarante-cinq ans, elle enseigne la littérature française au Cégep Lévis-Lauzon depuis treize ans, elle a deux grands enfants, et six livres derrière elle. Quatre recueils de poésie; un remarquable premier roman, La Terre ferme, qui remportait en 1997 le Prix du Gouverneur général, et ce nouveau roman, magnifique, troublant, La Nuit entière, qui paraît cette semaine, et pour lequel elle entreprend l’une de ces tournées de promotion auxquelles le métier de poète ne l’a guère préparée.

L’enfance de l’art
Un peu comme la Jeanne de La Nuit entière, l’auteure des Fatigues du dimanche (1997) est assez réservée, «attirée vers l’ombre, en autant qu’elle ne soit pas trop loin de la lumière». «Cette volonté d’affirmation et d’effacement, qui se retrouve dans le personnage de Jeanne, ça me ressemble assez, reconnaît-elle C’est d’ailleurs un thème qui revient
aussi dans mes recueils.»
La poésie, Christiane Frenette est «tombée dedans» vers l’âge de 15 ans. Quand elle a découvert Hubert Aquin, elle étudiait à l’école Anne-Hébert, et la Crise d’octobre battait son plein. Ce sont des hasards et des événements qui marquent. «C’était une époque où la poésie était valorisée, se rappelle Frenette. Si les poètes québécois sont encore respectés aujourd’hui, ils ne sont plus lus. Tous les poètes vous le diront, le livre sort et on a l’impression qu’il tombe à l’eau. Le genre s’est marginalisé. Mais à l’époque de Miron, il avait une portée sociale, il était plus visible.»
Mais si Christiane Frenette est passée au roman, ce n’est pas pour sortir de l’anonymat. «Je n’ai pas un gros ego, vraiment, confesse-t-elle. Je n’ai jamais été carriériste, la notoriété ne m’intéresse pas. J’étais peinarde, dans mon petit coin, à écrire mes poèmes. Puis, en 91, j’ai écrit les premières pages de La Terre ferme. La première scène. Et je savais que si je continuais dans cette direction, ce serait un roman, de la fiction. J’ai résisté longtemps. J’avais un peu peur. J’ai porté cette idée-là jusqu’en 95, puis je me suis lancée.»
Et, comme chez Anne Hébert, la poésie s’est retrouvée au service de la fiction. «La poète a été kidnappée par la romancière. La romancière avait les idées, les personnages; et la poète avait la langue.» Le rythme de la phrase, la sonorité, la préoccupation du travail sur la langue, Christiane Frenette les a transportés instinctivement dans le roman. «Comme la poésie est faite pour être dite, les phrases, je les entends quand je les écris.»

Pouvoir intime
Si l’on compare Frenette à Anne Hébert, ce n’est pas seulement pour ce double statut de poète et de romancière. C’est aussi pour cette écriture poétique, ces images polies amoureusement, ce contraste entre la douceur de l’écriture et la fureur qu’elle tente de décrire. Or, c’est surtout de Paul Éluard, de René Char, et des poètes québécois de l’époqe de Pierre Morency, dont Frenette se réclame. «Anne Hébert n’a pas été mon phare, avoue-t-elle, presque à regret. Je ne peux pas dire que j’aie été sous son influence. Mais je crois qu’on ne vient pas d’une génération spontanée, et s’il y a une filiation à faire, je veux bien être la fille d’Anne Hébert…»
Après tout, il y a des mères pires que ça! En passant à la fiction, Frenette a découvert le plaisir de plonger dans l’inconnu, de suivre des personnages, comme au cinéma, et de se laisser surprendre. «Dans l’écriture poétique, on cherche à rendre l’émotion, à travers le langage. Mais je me rends compte que c’est un travail très cérébral, le dérapage est impossible. Alors que dans la fiction, en cours d’écriture, il arrive que tout dérape, et c’est tant mieux! C’est bien ce que j’attends de l’écriture. On vit tellement des vies en contrôle, on tient les cordes tellement serrées. S’il fallait que les romans soient écrits avant de les écrire, en plus!»
Roman sur le besoin d’intimité, La Nuit entière parle aussi de solitude, du poids des mots et des silences. «Mais je ne le vois pas comme quelque chose de sombre et de désespéré, insiste l’auteure. Je le vois plutôt comme un appel à composer avec ce qu’on l’a. On ne va pas toujours dans la direction que l’on avait souhaité.»
Cette histoire, Christiane Frenette l’a plantée dans un paysage méconnu, d’une beauté sauvage. La frontière américaine, entre Lévis et Montmagny, à la naissance des Appalaches. Comme dans La Terre ferme, on est loin des milieux urbains, Frenette privilégiant les univers isolés. «Je suis peut-être à contre-courant, admet-elle; mais, de toute façon, il me semble qu’on en a beaucoup entendu parler, depuis trente ans, de l’univers urbain
en littérature.»
Dans ses romans, les paysages, prédominants, portent les personnages et les façonnent. Ils sont présents, et composent bien plus qu’un simple décor. Le fleuve, dans La Terre ferme, la montagne, dans La Nuit entière, deviennent des personnages, à part entire, qui règnent sur les êtres et ordonnent tout. «Ces paysages sont plus grands que les êtres, remarque l’auteure, ils leur rappellent qu’ils sont et seront toujours soumis à une
réalité qui les dépasse.»

La Nuit entière
de Christiane Frenette
Éd. du Boréal, 2000, 192 p.






La Nuit entière

Un après-midi de novembre, Jeanne est assise, seule, dans la véranda de sa petite maison blanche, à la lisière des montagnes. Surgit alors un orignal, énorme, blessé, qui se traîne jusqu’au milieu de la clairière. Alors Jeanne décide de veiller ce grand animal, comme elle a toute sa vie veillé les siens. Et pendant que la bête agonise doucement, le passé de Jeanne revit. Depuis ce jour où elle a fait le rencontre de Marianne, celle qui a changé le cours de sa vie, jusqu’à celui où, suivant son instinct, elle est venue s’isoler dans cette campagne austère. Depuis l’accident tragique de Gabrielle, son amie, qu’elle est venue rejoindre ici, jusqu’à sa rencontre avec Félix, le boulanger qui lui a transmis sa passion du pain, et avec
Paul, le frère de Gabrielle. Le beau Paul habité par une colère sourde, qui jure qu’il tuera celui qui a rendu sa soeur infirme.
Plein de fureur et de lumière, La Nuit entière raconte les destins tragiques, mais pas désespérés, de personnages qui se sont croisés dans la solitude d’un paysage qui les domine. Écrit dans une langue magnifique, tendu d’un mystère qui ne se résoudra qu’aux dernières lignes, ce deuxième roman de Christiane Frenette est une expérience aussi troublante qu’inoubliable.(M.-C. F.)