Ernest Hemingway : La Vérité à la lumière…
Le long roman inédit et inachevé du géant de la littérature américaine, Ernest Hemingway, «mis en forme» par son fils Patrick, mérite le détour.
La Vérité à la lumière de l’aube
d’Ernest Hemingway
Les inédits qu’on ressort des boules à mites des années, des décennies après la disparition de leur auteur, ne sont pas toujours un ajout marquant à l’oeuvre dudit auteur. Tous ne méritent pas d’être rendus publics, tout juste peuvent-ils servir d’outils aux chercheurs. Plus souvent qu’autrement, ils permettent surtout aux éditeurs de faire un coup de marketing sur un nom vendeur. Ceci dit, le long roman inédit et inachevé du géant de la littérature américaine, Ernest Hemingway, «mis en forme» par son fils Patrick, mérite le détour. Une manière de faire, une façon de vivre l’écriture s’y déploient, malgré quelques ratés.
Ce gros bouquin, dont le beau titre, La Vérité à la lumière de l’aube, a été trouvé par le fils de l’écrivain, est en fait ce qui reste d’un ambitieux projet: celui qui en a assuré l’édition dit avoir conservé la moitié du manuscrit original, qui contenait deux cent mille mots. Écrit au milieu des années cinquante, il relate un safari que le célèbre écrivain fit en Afrique de l’Est, au Kenya, en compagnie de sa quatrième femme, Mary Welsh. Il se lit comme la chronique quotidienne de ce séjour africain, un journal romancé plutôt qu’un véritable roman, même s’il est bien évident que le romancier voulait faire oeuvre de fiction.
Quelle aurait été cette oeuvre si papa Ernest en était venu à bout? Qui sait? En l’état, nous avons vingt chapitres de longueurs inégales, qui, de façon trop systématique, débutent à l’aube et se terminent à la nuit tombée. Le temps africain, ce déroulement des heures, des jours souvent pareils et pourtant si différents, nous est donné en abondance. Et le climat, toujours excessif: soleil de plomb, pluies diluviennes ou froid venu du Kilimandjaro
proche. Les paysages, les sons de l’Afrique, lions qui rugissent la nuit, pleurs des hyènes autour de la tente où dort le narrateur, rien ne paraît anodin.
Mine de rien, chaque chapitre, du moins au début, est basé sur l’action; à chaque page l’histoire progresse, la réalité se complexifie, des problème se règlent. «En Afrique, écrit Hemingway, une chose est vérité à l’aube et mensonge à midi», ce qui apparaît, au fil des pages, plus qu’une formule. Dans cette Afrique d’une autre époque, celle des colonies, bien des hostilités existaient, envers les Européens, mais aussi entre groupes ethniques. Ici, les Kambas et les Massaïs, deux peuples très différents, l’un droit, entreprenant et fiable, l’autre corrompu par l’alcool, entourent «Bwana» Hemingway et ses amis.
L’écrivain, engagé comme gardien de réserve, raconte les allées et venues de ses compagnons autour du campement, les problèmes qui lui sont soumis: crimes à punir, maladies à guérir, sujets de disputes à éclaircir. Il narre aussi, et surtout, leurs péripéties de chasse, en particulier les efforts de sa femme, Miss Mary, qui tient mordicus à tuer son lion, un grand lion rusé et intelligent qui a fait beaucoup de tort dans le voisinage et qu’ils
traqueront pendant des jours, des semaines avant de l’abattre. «Et puis, pendant un moment, tous les bruits de la nuit se turent. Tout le monde s’était interrompu et je me dis bon Dieu ce sont sans doute les Mau-Mau kamba et je m’étais laissé surprendre, et je saisis la Winchester que j’avais chargée à chevrotines et écoutai la bouche ouverte pour mieux
entendre, sentant mon coeur battre à grands coups. Puis les bruits reprirent et j’entendis un léopard tousser au loin près du cours d’eau. C’était le même bruit que la corde de do d’une basse touchée par une râpe de maréchal-ferrant. Il toussa de nouveau, à la recherche d’une proie, et toute la nuit se mit à jaser à son sujet et je remis le fusil sous ma jambe et commençai à m’endormir, me sentant fier de Miss Mary et l’aimant, fier de Debba et tenant infiniment à elle.»
Au long des jours surviennent des événements de toute nature décrits avec précision par un narrateur, l’auteur, lui-même véritable force de la nature. On trouve sous sa plume des pages magnifiques de tendresse bourrue, de droite franchise, de la vraie beauté de la vie lorsque sublimée pa la voix d’un grand écrivain. Des dialogues incarnés, intelligents, touchants parsèment les chapitres, en particulier entre Ernest et Mary, dont la relation est faite d’affection et de franchise. La présence de Debba, une jeune Kamba dont l’écrivain s’est entiché, y fait à peine un peu d’ombre. Réflexions sur la chasse et le végétarisme – alors qu’on s’attable devant un petit déjeuner de foie de gazelle au bacon ou une escalope de lion -, acceptation forcée des coutumes africaines, évocation de souvenirs parisiens
ou londoniens, moments de beuverie, questionnements sur l’écriture: la richesse et la densité du récit n’empêchent pas l’ennui de s’installer. Car la fable piétine, la seconde moitié du livre est répétitive. L’écrivain, de toute évidence, n’était pas au bout de ses peines; il cherchait encore l’astuce romanesque qui justifierait sa fiction. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-France Palomér. Éd. Gallimard, 1999, 450 p.