Étrange musique étrangère : Les grands mots
Enfin! Enfin une traduction à la hauteur de l’oeuvre de Leonard Cohen, qui réussit à faire entendre l’accent montréalais dont sont marqués tous ses textes! Un superbe travail signé Michel Garneau.
Enfin! Enfin une traduction à la hauteur de l’oeuvre de Leonard Cohen, qui réussit à faire entendre l’accent montréalais dont sont marqués tous ses textes! Un superbe travail signé Michel Garneau.
Étrange musique étrangère rassemble la totalité des recueils des poèmes publiés par Leonard Cohen: tous ses textes qui, depuis 1956, ne sont pas devenus des chansons. La date permet d’ailleurs de comprendre pourquoi les premières pages du livre sont hantées par ce qui était alors le souvenir encore bien proche de l’Holocauste. Comme celui de cet amoureux qui, «dans la fournaise même / Au plus fort du feu / […] voulut embrasser ses seins embrasés / Pendant qu’elle brûlait dans les flammes». Ou celui de ce survivant qui, «Trop fiévreux pour insister: / "Mon monde est terreur", / […] cache son poignet / et les numéros de la guerre.»
Leonard Cohen ne cesse de souligner les restes d’humanité et de beauté qui jonchent ce siècle de catastrophes. Et cette beauté est essentiellement celle des femmes: «La raison pour laquelle j’écris / c’est de faire une chose / qui soit aussi belle que toi.» Page après page, Étrange musique étrangère est peuplé d’images qui sont des moments de tendresse, des instantanés d’émotions, comme ce poème qui réussit presque à nous faire aimer l’hiver: « La neige tombe. / Il y a un nu dans ma chambre. / Elle examine le tapis lie-de-vin. // Elle a dix-huit ans. / De longs cheveux droits. / Elle ne parle aucun langage montréalais. // Elle n’aime pas s’asseoir. / Elle ne montre aucune chair de poule. / On entend la tempête. // Elle est en train d’allumer une cigarette / au poêle à gaz. / Elle retient ses longs cheveux.»
Mais ce ne sont pas seulement des Songs from a room: des chansons écrites depuis une chambre (pour reprendre le titre d’un de des plus fameux albums de Cohen), ce ne sont pas rien que des échos d’intimité qu’on entend dans ce livre. On y trouve aussi, par moments, des évocations de l’actualité. C’est un anglo de Montréal qui nous parle, e qui nous change des idées reçues avec lesquelles on meuble nos deux solitudes.
Les premières lignes d’un texte comme «Français et anglais» en feront certainement trembler plusieurs d’indignation: « Je pense que vous êtes idiots de parler français / C’est un langage qui invite l’intelligence / à se rebeller contre elle-même causant l’irritation des idées / des attitudes grotesques et une approche théorique / des fonctions corporelles ordinaires. Il ordonne l’âme / en une prêtrise mesquine consacrée au Salut / d’une érection manquée.» Sauf qu’il suffit de se rendre quelques lignes plus loin, et ce sera le visage anglais de Montréal qui grimacera: « Je pense que vous êtes idiots de parler anglais / je sais ce que vous pensez quand vous parlez anglais / vous pensez de porcines pensées anglaises / stérilisés gorets d’un langage sans génitoires / vous êtes pipi caca et rien d’autre / et ainsi les amants meurent en toutes vos chansons.» Et Cohen de conclure, saprément en avance sur à peu près tout le monde (ce poème a été écrit en 1977!), que la vraie question n’est pas celle de l’alternative linguistique: « Je vous déteste mais ce n’est pas en anglais / je vous aime mais ce n’est pas en français / […] je m’agenouille entre les jambes de la lune / dans un véhicule de parfait bégaiement / et vous osez m’interviewer au sujet / de vos détestables destinées / pauvres nigauds du nord.»
Leonard Cohen affirme simplement que l’urgence est ailleurs: «Marita / s’il te plaît trouve-moi / j’ai presque trente ans», écrivait-il dans les années 60; «Je porte bien mes cinquante-deux ans / mais cinquante-deux ans c’est cinquante-deux ans», constatait-il à la fin des années 80. La traduction de cette Étrange musique étrangère nous permet enfin d’entendre clairement ce que Leonard Cohen ne cesse de chuchoter avec tendresse à nos oreilles.
Étrange musique étrangère
de Leonard Cohen
traduction de Michel Garneau
Éd. L’Hexagone, coll. Poésie, 2000, 301 p.