Cyclope : Tir groupé
Livres

Cyclope : Tir groupé

Marc Tessier a réalisé un projet qui lui tenait à coeur: réunir les talents des bédéistes québécois dans un seul ouvrage. C’est chose faite, puisqu’il publie Cyclope, un collectif de qualité,  prometteur.

Décidément, la bande dessinée québécoise se conjugue au pluriel par les temps qui courent. Alors que viennent de paraître les collectifs 106 U (édité par Éric Braün) et Exil (de Dominique Desbiens), deux supports de qualité diffusant les oeuvres de créateurs d’ici, voilà que les éditions Mille-Îles lancent ce qui pourrait bientôt devenir l’équivalent québécois de Lapin, revue française de BD d’avant-garde. Ce bel objet qui vient d’apparaître en librairie porte le nom du monstre de la mythologie antique qui n’avait qu’un oeil: Cyclope.
Marc Tessier, auteur de bande dessinée et maître d’oeuvre de la publication, raconte sa naissance. «Depuis longtemps, je voulais faire un collectif de qualité regroupant nos talents et qui aurait l’allure de Cyclope. Je trouvais qu’on avait suffisamment de bons artistes ici pour faire quelque chose de similaire à ce qui se fait en Europe, comme Cheval sans tête des éditions Amok ou Lapin de L’Association. S’il y a d’autres collectifs québécois, d’esprit alternatif ou underground, ça tourne surtout autour de la violence, du sexe et de la provocation. J’ai donc décidé de lancer ce collectif qui montre un autre aspect de la bande dessinée québécoise.»
Pour Tessier, «le titre Cyclope évoque un être en quête de vision, un personnage qui cherche à voir au-delà de ses limites». Et il fallait en effet être visionnaire pour mener à terme un projet aussi ambitieux que son résultat est impressionnant: la publication de 29 bandes réunissant une trentaine d’artistes, réunies dans 192 pages, dont 48 en couleur, supportée par un travail d’édition professionnel. Ce premier numéro, Tessier en a supervisé toutes les étapes de production. Il a sélectionné les auteurs, qu’il a ensuite conseillés et encadrés, et il a collaboré à plusieurs scénarios.
Selon lui, plusieurs tendances se dégagent de l’anthologie. «Plusieurs courants émergent. Richard Suicide, Caro Caron et Siris ont un petit côté rock’n’roll de l’est de Montréal. Ils parlet un langage semblable. D’autres proposent des recherches sur le plan pictural. Billy Mavreas, par exemple, qui déconstruit le langage de l’image. Simon Bossé, Line Gamache et Fidèle Castrée ont fait des histoires où la nature, et surtout l’arbre, étaient très présents. Pour Alexandre Lafleur et moi, la BD est liée à une recherche spirituelle, avec des racines de contes amérindiens et de philosophies zen, tao, bouddhiste. Ça fait partie d’une quête symbolique qui vise à travailler l’image pour qu’elle ait un sens au-delà de la surface.»
Étant donné sa densité, Cyclope est propice à une lecture non linéaire, faite d’errance et de découvertes. Signalons celles qui nous ont paru parmi les plus belles. Le drolatique et éclaté X-Ray Love, une «fable romantique» nouveau genre de Rupert Bottenberg. Le Rêve du 10 juillet 1999, courte histoire de style autobiographique, réalisée au pinceau et à la gouache par Jimmy Beaulieu, jeune artiste à surveiller qui termine actuellement un premier album. L’Homme le plus heureux du monde, d’après Henry Miller, adapté par Marc Tessier et dessiné par Jean-Pierre Chansigaud, qui propose un magnifique travail sur le cadrage et sur la couleur. La Soupe, dans laquelle Simon Bossé se réalise en divers tons de gris, dans un mixte encre et gouache, avec des fonds réalisés à la plume feutre. Comme Bossé, éditeur indépendant, est souvent occupé par l’oeuvre des autres et qu’il ne nous régale pas souvent de son incroyable coup de crayon, profitons-en.
Présenté au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en janvier, la revue a été bien reçue et commence déjà à jouer son rôle: faire connaître ses auteurs, dont quelques-uns ont même trouvé des éditeurs à l’étranger. Dans l’ensemble, Marc Tessier est plutôt confiant en l’avenir de la bande dessinée québécoise, dont Cyclope est un acteur parmi d’autres. «Il faut regarder tout ce qui se passe. Tant pour Eil de Desbiens que pour 106 U de Braün; je constate que la qualité augmente tout le temps. À chaque publication, il y a une surenchère due au fait que nous sommes tous conscients de ce que font les autres. C’est une compétition amicale et je vois ça comme un grand signe de vitalité.» Avec son grand oeil bien ouvert sur son temps, on pourra dire un jour que Cyclope a largement contribué à cette vitalité.

Éd. Mille-Îles, coll. Zone convective
2000, 192 pages (dont 48 en couleurs).