Dany Laferrière : La conquête de l'espace
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Dany Laferrière : La conquête de l’espace

Dany Laferrière est sans doute l’un des écrivains les plus connus des Québécois. Parce qu’il a regardé Montréal dans les yeux, tout en nous faisant découvrir Petit-Goâve, Laferrière a réussi, en écrivant sur sa propre vie, à parler des autres, à redéfinir la notion d’identité, et à mieux connaître l’Amérique. Nous l’avons rencontré à Miami, où il vit depuis dix ans.

Dans le quartier de Little Haïti, qu’il m’a gentiment fait visiter il y a quelques jours sous le chaud soleil de Miami, Dany Laferrière est bien connu. Chez le libraire Mapou, fier foyer culturel de la communauté haïtienne, où ses livres sont d’ailleurs exposés à l’entrée, tout le monde sourit à l’écrivain et lui donne l’accolade; mais comme tous parlent créole, je ne comprends rien de ce qu’ils racontent… J’entends les mots «journaliste», «Montréal», puis hop, la conversation a dû virer de bord.
Dany Laferrière, 47 ans, est connu à Miami, à Montréal, mais aussi à Sept-Îles, d’où il arrivait quand je l’ai rencontré; et, depuis l’an dernier (et son apparition-choc à Bouillon de culture), il l’est aussi dans le tout-Paris où le Salon du livre battait son plein le week-end dernier; et où les éditions du Serpent à plume ont consacré leur centième numéro à ce dixième roman: Le Cri des oiseaux fous.
Laferrière est peut-être un écrivain connu dans plusieurs grandes villes, mais je défie quiconque de dire «d’où» il est, lui qui ne veut appartenir à personne, à aucun pays, à aucune idéologie et qui s’amuse à brouiller les pistes. Depuis ces quinze dernières années, il s’est appliqué à échapper à toutes les étiquettes, à planter des racines un peu partout en Amérique. Après avoir ébloui de ses sourires et de son humour le public québécois, il est allé s’installer dans une banlieue proprette et élégante de Miami, où il élève ses trois filles (Mélissa, la plus âgée, a vingt ans) avec sa femme Maggi, qui paraît au courant de tout ce qui se trame dans la vie littéraire de l’écrivain. Dans la salle à manger ensoleillée, où Dany Laferrière ouvre son courrier, le couple commente ce document publié par un petit éditeur français, La Passe du vent, dont un livre paraîtra prochainement intitulé J’écris comme je pense, une série d’entretiens accordés par Laferrière à Bernard Magnier.
C’est à l’ombre des bougainvilliers en fleurs, dans le calme de son petit bureau semblable à unechambre d’étudiant, que Laferrière a pondu ce dernier volet d’une série de dix livres, dont le plan tout jauni est affiché sur son mur, juste à droite de sa vieille machine à écrire. C’est autour de sa maison, dans son jardin, ou encore près d’un lac situé à quelques pas de là qu’il médite tous les jours, et converse parfois avec ses voisins («Celui-ci a lu deux livres dans sa vie: Celestine Prophecy, et Le Charme des après-midi sans fin; pas mal, non?»). C’est là aussi que l’écrivain peaufine son oeuvre, réfléchit sur cette Amérique mythique, l’espace à la fois réel et fictionnel dans lequel il a écrit le grand théâtre de sa vie: Une autobiographie américaine. Depuis 1985, année où il publiait Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, roman devenu un film pour lequel il fit la couverture de Voir pour la première fois, Laferrière est devenu un grand écrivain, l’un des plus originaux de notre époque.
Dans ce dixième roman, Dany Laferrière ferme la boucle, et raconte les dernières heures qui ont précédé son départ d’Haïti, et son arrivée au Québec. Après l’évocation de l’enfance, celle des femmes, figures si fortes dans son oeuvre, le fils d’Haïti devient un homme, qui affrontera le monde, son destin. Et fait revivre ce père presque inconnu, dont l’absence est peut-être au coeur de l’oeuvre de Dany Laferrière.

Malgré votre pétulance et votre bagout, vous êtes toujours resté très protecteur de votre vie privée. Comment se fait-il que vous ayez choisi aujourd’hui de parler de votre père dans Le Cri des oiseaux fous?
Je suis en effet très pudique. Mais quand il s’agit d’aller vers quelque chose de vrai, il n’y a rien qui me retienne. J’ai déjà écrit des choses qui ont fait mal à ma mère, à moi aussi d’ailleurs. Mais l’idée est de dessiner un vrai visage. S’il faut que j’aille dans mes tripes, je vais y aller; et s’il y avait eu un autre moyen, je l’aurais pris: mais je n’avais pas le choix. J’ai longtemps cru que parler de mon père n’était pas iportant. Or, ç’a été plus dur que je ne l’imaginais… J’ai eu un blocage terrible pour ce roman; et quand j’ai réussi à écrire, j’ai eu les reins brisés, littéralement. Je n’ai jamais autant souffert en écrivant, j’avais des maux de dos insoutenables. Mais j’ai tenu bon parce que je sentais que c’était la seule chance que j’avais de parler de mon père. Il fallait que je fasse son portrait, le portrait de son absence, en fait.

Votre père est parti d’Haïti parce qu’il était en danger de mort dans son pays, tout comme le narrateur de votre roman. Que lui est-il arrivé?
Portant le même nom que mon père, ma vie aussi était menacée par le régime de Duvalier. Ma mère a perdu les deux hommes de sa vie… Mon père est parti, ravagé de devoir quitter son monde au moment où il était jeune, extrêmement dynamique, vivant, où il se croyait utile à son pays. Il est donc mort en exil, à New York, fou de douleur et de peine, il a perdu la tête…

Après toutes ces années passées au Québec, puis en Floride, vous sentez-vous encore «en exil»?
Je n’aime pas vraiment ce mot… En tout cas je ne suis pas en Haïti!… Et il n’y a aucune chance que je le sois. Aujourd’hui, l’exil est devenu plusieurs exils… Pas seulement celui du pays mais aussi celui de l’enfance; j’en ai plein, des choses comme ça, terrifiantes, j’ai plein d’exils… Plein de lieux où je ne peux pas retourner.

Est-ce que l’exil vous donne l’impression d’avoir échappé à votre destin?
D’un côté je suis très content de la vie que j’ai connue, content d’être parti d’Haïti. Je n’ai aucun problème avec l’existence que je mène. Ce départ m’a permis de réfléchir, de «penser Haïti», de vivre avec intensité. Et depuis que je suis sorti de l’enfance, je vis avec intensité ce qui fait que je suis toujours en décalage, et j’aime ça d’ailleurs. D’un autre côté, parfois je vois mes amis, je les vois continuer leur existence, et je vois aussi un peu de celle que j’aurai pu mener: comme mon départ n’a jamais té choisi ni réalisé de plein gré, il m’arrive de me demander quelle autre vie j’aurais eue, et ça me donne le vertige…

Que voulez-vous dire?
J’ai parfois l’impression de vivre entre deux mondes: moi ça me va, ça fait que je ne m’identifie ni à l’un ni à l’autre. Et comme écrivain, c’est une situation fabuleuse. Mais ça n’empêche pas le vertige. En fait, c’est certainement ce qui me rend sensible à la question de l’identité. Je me rappelle cette femme quand j’étais à Petit-Goâve (je devais avoir huit ou neuf ans), c’était une Blanche, et elle avait un fils avec un Haïtien, et ça m’a donné un vertige total: comment quelqu’un peut-il quitter son pays (pour elle, c’était la France, la Suisse ou la Belgique) et choisir d’aboutir en Haïti et, encore mieux, à Petit-Goâve? Et marcher pieds nus comme une paysanne? C’était pour moi le sommet: changer de destin à ce point, c’était, et c’est encore à ce jour, pour moi, incompréhensible! Mon second vertige était cette personne que j’ai connue qui avait changé de sexe deux fois! Donc qui était revenue à sa première identité. En fait, ce sont ces changements d’identité, ces mouvements si radicaux qui me fascinent.

Comment l’écriture vous a-t-elle permis de vivre ce grand mouvement, comme vous dites, qu’a été votre départ d’Haïti?
L’écriture a été pour moi le moyen de conquérir l’espace. Moi je vis au présent: cela veut dire que si je vis au Québec, j’écris sur le Québec, ça passe dans ma chair, dans mon être. Je connais des écrivains haïtiens qui ont quitté leur pays il y a quarante ans et qui pendant quarante ans n’ont fait qu’écrire sur Haïti! Mais comment fait-on pour effacer de sa sensibilité quarante ans de sa vie? Quand je dis «le présent», c’est ça que je veux dire… Moi, mon présent, il part de Petit-Goâve et rejoint Montréal, puis passe par New York, Miami et Port-au-Prince, puis revient à Miami, et à Montréal, et tout cela se déroule «en Amérique». Je retrouve mon espace total: car pour moi, je n’ai jamais quitté unpays; j’ai vaincu le vertige en conquérant le territoire, en l’élargissant. Si j’emmène tout avec moi, partout où je vais, il n’y a donc plus de rupture, mais une véritable «conquête». Mais pour élargir son territoire, il faut y travailler! Il faut que ça rentre dans la chair. Pour un écrivain, il faut y vivre, sentir ces villes dans son propre corps.

Avez-vous toujours ressenti les choses ainsi? Même à vos débuts?
Oui. Avec Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, on me parlait de l’absence d’Haïti… Ce n’était pas toujours un reproche; mais des deux côtés, celui des Haïtiens et des Québécois, on se disait «surpris». Les uns disaient que c’était presque une trahison; les autres ont douté de moi, et se sont demandé pourquoi je ne parlais pas d’Haïti. Quand ils vont lire Le Cri des oiseaux fous, ils comprendront pourquoi il fallait ce silence, ils le trouveront peut-être étourdissant. Cette rupture, c’était pour entrer dans un autre territoire, pour ne pas être, justement, un exilé.

Le Cri des oiseaux fous
1976. Il est 12 h 07. «Ma mère est encore assise dans le coin gauche de notre minuscule galerie.» Ainsi commencent les dernières vingt-quatre heures qui précèdent le départ du jeune homme condamné à l’exil. C’est à la suite de l’assassinat de son meilleur ami, Raymond Gasner, travaillant au même journal que lui, que le verdict tombe: s’il ne part pas, le jeune Laferrière aussi sera la proie des tontons macoutes. L’auteur nous conduit dans ce sprint final, dans un Port-au-Prince nocturne, scintillant – mais grouillant de fauves et de tortionnaires – à la rencontre de ses amis; il leur fait ses adieux, s’offre les dernières conversations, le tout avec intensité. Il se dégage de ce parcours une grande solitude: le lecteur est le seul témoin de cette fuite, que le jeune homme cache à tous, même à ses meilleurs amis. «Tu ne dois jamais dire ton nom à un étranger», lui avait appris sa maman dans ses mots protecteurs que se rappelle Laferrière, aors qu’elle l’envoyait à Petit-Goâve, chez sa grand-mère.
C’est que son nom représente un danger, puisque son père, des années plus tôt, a quitté Haïti, à cause de ses convictions politiques. Des pages pleines de tendresse et de vérité sont consacrées à ces coups de téléphone entre ses parents, à des milliers de kilomètres de distance, et dont l’amour tenait à ce fil tendu entre eux, entre deux mondes.
C’est parce qu’il discute le pouvoir que le jeune Laferrière voit sa vie menacée. Mais il se révolte aussi contre l’obsession de la dictature. «Je veux respirer. J’étouffe coincé entre mes camarades qui ne parlent que de la dictature et un pouvoir qui ne s’intéresse qu’à sa survie. Y a-t-il autre chose? Je veux croire que oui.» Il y a Musset, par exemple, que jouent ses copains au théâtre du Conservatoire, et qui permet à Laferrière de dénoncer un certain terrorisme intellectuel. «J’ai toujours aimé Musset, et je l’ai défendu même durant la période la plus noire de l’"authenticité", cette variante de l’indigénisme. Mais que peut-on face à un raz-de-marée?»
Le thème du théâtre est omniprésent dans Le Cri des oiseaux fous. L’écrivain renvoie souvent au pouvoir de la parole et de la culture, à travers le théâtre – Musset, mais également Antigone en créole, de Félix Morrisseau-Leroy-, et construit aussi une métaphore de son oeuvre; on retrouve dans ce dixième roman, tous les personnages marquants de l’Autobiographie américaine, et ses grands thèmes: l’enfance, les jeunes filles, les amitiés masculines, la famille, la corruption, la rivalité du politique et du culturel, la critique sociale, – même le plaisir de la tasse de café; bref, une sorte de récapitulation de l’oeuvre.
De plus, le théâtre constitue pour l’auteur l’occasion d’évoquer le miracle de la vie dans un pays où la dictature n’empêche pas les gens de vouloir changer le monde. Mais pour lui, cela voudra dire changer soi-même, et sauver sa peau («Quand un tonton macoute vous pourchasse avec un .38 à cause de vos opinions, et-ce une tragédie personnelle ou une tragédie nationale? Qui est le plus en danger, dans une telle situation, vous ou votre pays?»).
Cela ne s’est pas fait sans déchirements: crainte de trahir les siens, mais aussi d’affronter l’inconnu. L’écriture aura été pour Laferrière une façon de refaire tout ce chemin, et de sortir, enfin, du labyrinthe. Éd. Lanctôt, 2000, 318 p. (P. N.)____

Extrait du Cri des oiseaux fous
«Je suis le portrait craché de mon père et pas uniquement sur le plan physique. Ma mère me l’a souvent répété d’ailleurs. Quand j’étais un gamin, je pensais que mon père n’avait eu qu’à cracher dans le ventre de ma mère pour que je sois conçu. Aujourd’hui, à vingt-trois ans, je suis physiquement aussi grand que mon père, et il m’arrive de porter ses cravates (ma mère les a religieusement gardées au fond de son armoire, durant toutes ces années, pour un jour pouvoir contempler l’image parfaite de mon père) pour me rendre à une quelconque conférence de presse ou à la réception annuelle de l’Association des journalistes. Souvent, dans ces moments-là, ma mère s’adresse à moi comme à mon père. Il faut dire qu’en plus de lui ressembler je porte son prénom, cela n’arrange rien pour ma mère, qui tente désespérément d’oublier la souffrance causée par le départ de mon père. C’est un étrange ballet: d’une part elle fait tout pour retrouver mon père en moi, et d’autre part elle veut oublier cet homme dont la mémoire la fait tant souffrir. C’est son drame intime. Disons tout de suite que mon père n’a pas quitté ma mère pour aller vivre avec une autre femme plus jeune et plus belle, ce qui est assez courant dans notre société et le cas de la plupart de mes amis. Si c’était cela, connaissant ma mère, elle l’aurait détesté, ce qui aurait grandement simplifié les choses. Mais non, ces deux-là s’adoraient. Alors, comment oublier un homme que vous adorez et qui ne vous a pas quittée? C’est la question à laquelle ma mère doit faire face chaque jour. Voilà: mon père vit en exil depus près de vingt ans. Au début, on avait sans cesse des nouvelles de lui. Il utilisait toutes sortes de subterfuges pour prendre contact avec ma mère tout en évitant d’attirer la suspicion de ceux qui l’ont expulsé du pays. Pendant un bon moment, il pensait pouvoir revenir à Port-au-Prince. Curieusement, de son côté, ma mère n’a jamais nourri ce rêve. Et c’est elle la première qui a voulu prendre une certaine distance. C’était devenu trop dur pour elle. Elle commençait à parler toute seule, errait dans la maison comme un zombie et devenait franchement irritable. Elle n’arrivait plus à distinguer le rêve de la réalité, le jour de la nuit, le blanc du noir, l’absence de la présence. Ma mère avait des responsabilités trop importantes pour se permettre de perdre la tête. Il lui a fallu prendre une décision. Comment faire quotidiennement avec un homme qu’on est sûre de ne plus jamais revoir de sa vie? L’exil est pire que la mort pour celui qui reste.»

Copyright Lanctôt éditeur et Dany Laferrière, 2000