Une éducation anglaise : Passé recomposé
Écrivain à part dans le paysage littéraire français, Christian Lehmann est l’auteur de quatre romans. Il publie aujourd’hui un superbe récit d’apprentissage: Une éducation anglaise.
Écrivain à part dans le paysage littéraire français, Christian Lehmann est l’auteur de quatre romans bien ficelés, La Folie Kennaway, La Tribu, Un monde sans crime et L’Évangile selon Caïn, thrillers politiques ou psychologiques complexes, mâtinés de notions médicales et psychiatriques.
Également médecin, attaché à soulager la souffrance physique, le romancier est engagé dans la défense de la dignité humaine, la préservation des âmes contre les attaques les plus perverses. En parcourant son plus récent livre, Une éducation anglaise, superbe récit d’apprentissage où il évoque sa jeunesse entre la France et l’Angleterre, on comprend mieux les sources de son oeuvre et de son engagement.
D’origine familiale métissée, grand-père allemand, «têtu comme un Boche», grand-mère au charisme certain mais «bornée comme une Corse», l’écrivain est aussi, du côté de sa mère, descendant de la haute noblesse française, le patronyme Rohan étant désigné comme «le nom de l’une des plus illustres familles de France», dixit le dictionnaire Larousse.
Une noblesse qui a perdu bien des plumes au fil des siècles, sa richesse s’en étant allée, puis sa pureté de sang, au détour d’émigrations à l’île Maurice et en Australie. Tares raciales que le «clan» s’évertue à nier, comme on peut s’y attendre. Les vacances en Corse, alors que le jeune Christian a 12 ou 13 ans, sont le théâtre de nombreux événements, entre plage et bistrot, qui marqueront la conscience de l’adolescent. Racisme, tension nationaliste et violence gratuite seront au menu et le jeune homme, frêle, solitaire et passionné de
livres qu’il dévore en tout lieu et à toute heure, ne sera pas épargné par les quolibets et une certaine hostilité ambiante.
D’autres anecdotes ont une saveur plus cocasse lorsque, par exemple, le garçon reste estomaqué en voyant sa grand-mère se saisir d’un crabe qu’il vient de capturer, et l’engouffrer vivant dans sa bouche: «Entre deux mastications, une patte jaillit entre les lèvresde ma grand-mère, s’agita vainement avant d’être repoussée à l’intérieur d’un doigt ferme. Un filet de salive opaque ruissela sur son menton, qu’elle essuya négligemment d’un revers de main sans nous accorder un regard.»
Ces moments de sa vie que raconte Christian Lehmann se sont déroulés dans les trois premières années de la décennie 1970. Une époque pas si lointaine. Les premiers émois sexuels devant le corps nu de sa cousine, les débats idéologiques entre capitalisme et marxisme, les rapports identitaires conflictuels dans la famille, et surtout la frénésie de la lecture tous azimuts se conjuguent en un tourbillon de sensations, de réflexions et d’émotions chez ce garçon intelligent, premier de classe un brin délinquant.
Et puis, il y a ce qui justifie le titre de l’ouvrage, une suite de séjours en Angleterre, chez une autre cousine, Susan, qui forme avec son mari Mark et leur fils William ce qui pourrait apparaître comme une jeune famille modèle. Devenant au fil des ans un second fils pour eux, Christian apprend l’anglais, découvre la littérature américaine qui influencera sa création romanesque, puis la science-fiction, au hasard d’un congrès international d’amateurs assez mouvementé. Cependant, témoin captif, il assistera aussi à la détérioration tragique de la relation du couple qui l’accueille.
Sa description des étapes dans la progression, chez Mark, d’une attitude violente envers sa femme, dissimulée sous l’excuse de l’abus d’alcool, est saisissante de vérité. Et le cas se fait assez rare pour le souligner: ce livre au caractère autobiographique dénote une maîtrise littéraire absolue, jamais on ne s’y ennuie; le style de Christian Lehmann, limpide, juste et pénétrant, sans affectation, nous rend l’auteur bien sympathique. Et donnera sans doute le goût aux lecteurs de passer ensuite à ses romans.
Une éducation anglaise
de Christian Lehmann
Éd. de l’Olivier, 2000, 322 p.