Alberto Manguel : Vive la littérature libre!
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Alberto Manguel : Vive la littérature libre!

Alberto Manguel est écrivain, essayiste, traducteur, et défend une littérature diversifiée, originale. Il se bat contre les étiquettes, les idées toutes faites, et illustre dans son essai les liens entre la littérature et le politique. Qui a dit que les écrivains étaient des rêveurs?

Alberto Manguel

n’est pas content. Du traitement de la littérature en général, et de la littérature étrangère en particulier. Il s’élève contre l’indolence intellectuelle, comme en témoignent ses récents ouvrages: Une histoire de la lecture, paru il y a deux ans, et, tout dernièrement, Dans la forêt du miroir, qui traite non plus de lecture, mais des «mots» et du «monde», comme l’indique le sous-titre de l’essai.
C’est que le langage préexiste à la littérature, à la culture, et que les mots découpent notre paysage, le font exister, ainsi que le démontrerait n’importe quel cours d’ethnolinguistique, où l’on apprend par exemple que tel peuple possède cinquante termes pour désigner la neige.
Manguel est également fâché contre la classification de la littérature, et notamment de la littérature gaie, sujet auquel il consacre plusieurs pages, disons… bien senties. «Je suis contre cette classification insiste Alberto Manguel, joint à Calgary où il vit présentement, avant de venir s’installer chez nous, dans quelque temps. Ces catégories sont extrêmement réductrices: un livre est beaucoup plus que cette particularité. En fait, je n’aime pas l’idée d’enfermer des auteurs ou des livres dans des catégories. Cela ne sert qu’à des profs ou à des historiens qui se servent de ces thèmes pour travailler.»
J’objecte à l’essayiste qu’il faut bien des étiquettes, et qu’il faut surtout des professeurs, mais il n’a pas l’air d’accord… «Selon moi, un vrai lecteur butine, va de livre en livre, changeant de genre, etc., ne s’arrêtant pas à des catégories.» Évidemment, comme tout bon essayiste, il exagère un petit peu. Pour bien enfoncer le clou. Il s’indigne, par exemple, contre les écrivains qui usurpent un terme pour se donner une crédibilité, et conférer une légitimité à leur oeuvre… Il cite en exemple un livre d’Edmund White, écrivain américain dont il dit, d’habitude, apprécier les livres. Jusqu’à son dernier ouvrage, qu’il trouve intellectuellement «malhonnête». «Cet exemple est asez éloquent, expose Manguel. Je viens de lire son dernier roman, La Symphonie des adieux, et je n’ai pas du tout aimé, j’ai trouvé cela malsain, narcissique: White se pose en chroniqueur de la génération soi-disant "du sida", mais tous les hommes présentés sont d’une banalité atroce, et tous sont attirés par la sexualité du narrateur qui est… Edmund White. Bref, cela n’a rien à voir avec le sida ou l’homosexualité, c’est plutôt un récit narcissique. Pour résumer, son roman est raté, mais on sait très bien que la plupart des critiques n’oseront pas le dire de peur d’être taxés d’homophobie. Je trouve cela plutôt lâche, de se cacher derrière une étiquette, car dans son cas, les propos n’ont rien de spécifiquement "gai". Voilà un cas où les étiquettes sont néfastes, et peuvent faire du mal à la littérature. Elles portent des jugements avant même que le lecteur n’ouvre le livre.»
Manguel a peur, surtout, des dérapages. «Je me souviens d’un dramaturge, raconte-t-il, il y a dix ans, qui avait écrit une pièce dans laquelle évoluait un personnage qui était juif et qui était aussi un escroc. Un critique a dit que l’on n’avait pas le droit, après l’Holocauste, de dépeindre ce genre de personnage. Et je me souviens qu’un écrivain israélien s’était rangé du côté du dramaturge et avait pris sa défense. Voilà le genre de dérapages que peuvent causer les préjugés, les étiquettes.»

La guerre, yes sir!
Un autre sujet indigne Alberto Manguel: le chauvinisme de la littérature (et de la culture) anglo-saxonne. Et il est bien placé pour en parler, lui qui voyage beaucoup, et qui a écrit dans un grand nombre de quotidiens et d’hebdos anglophones, que ce soit en Angleterre, aux États-Unis, au Canada ou ailleurs. «La culture anglophone est narcissique, et n’est pas curieuse des autres langues, des autres sociétés. Je passe mon temps à dénoncer cela. Les littératures étrangères sont plus connues en français qu’en anglais, car les anglophones traduisent très peu de livres. Écoutez: j’ai déjà vu le directeur es pages littéraires du Sunday Times de Londres me demander qui était Dino Buzzati!… Je n’en revenais pas! Quand je suis allé chez Chapters, tout récemment, j’ai demandé le Journal de Kafka: il a fallu que j’épelle le nom de Kafka. C’est insensé.»
C’est aussi pour cela que Manguel verrait d’un bon oeil que le Québec s’ouvre aux littératures étrangères, à d’autres langues, pour créer des liens plus étroits avec certains pays d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est, par exemple. C’est également la thèse que défend l’écrivain John Saul, qui soutient que notre pays (le Canada, bien sûr!) a bien plus à voir avec l’Irlande, le Mexique ou la Hongrie qu’avec les États-Unis. Bref, le Québec devrait suivre, selon Alberto Manguel, d’autres pistes que la piste anglophone.
Son essai Dans la forêt du miroir, tout comme le précédent d’ailleurs, fait une large place à la littérature mondiale, mais aussi aux auteurs de tous les temps. Prenant pour repères Alice au pays des merveilles, Montaigne ou Timothy Finley, Manguel raconte anecdotes et petits récits personnels pour décrire non seulement le poids des mots, mais le traitement qu’on leur réserve. «J’ai travaillé pour des maisons d’édition en Argentine, en Espagne, en France, en Italie et à Tahiti, et j’en ai visité au Brésil, en Uruguay, au Japon, en Allemagne et en Suède. Nulle part, il n’existe une fonction répondant à celle que revendiquent nos editors nord-américains, et les littératures de ces autres pays, à ma connaissance, s’en portent fort bien. (…) Parce que les livres doivent être une marchandise de rapport, il faut employer des experts afin de s’assurer que les produits sont suffisamment commerciaux.»
Et cette entreprise de marketing, selon Alberto Manguel, n’est pas sans risque.

Dans la forêt du miroir
Actes Sud/Leméac
2000, 318 p.

Aussi en format poche:
Une histoire de la lecture
Actes Sud, coll. Babel
2000, 432 p.