Les Effets pervers: Pour et contre : La mort en direct
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Les Effets pervers: Pour et contre : La mort en direct

Il arrive qu’un livre enflamme les esprits, et suscite des opinions tout à fait opposées. C’est ce qui est arrivé pour le livre de Martin Gagnon, Les Effets pervers, premier roman de cet enseignant en  philosophie.

Contre

Un homme solitaire, philosophe de formation, décide un jour de devenir meurtrier. De tuer pour se prouver à lui-même «qu’il n’y a aucune raison de faire une telle chose». Lecteur de Descartes et de Wittgenstein, le narrateur des Effets pervers, premier roman de Martin Gagnon, a décidé qu’il serait le premier tueur en série du Québec, voire du monde. Le premier, du moins, à déjouer toute tentative de réduction psychologique, car, n’étant pas fou, lui, il ne se soumet à aucun «pattern», il tue dans un désordre savamment orchestré, ce qui lui permet de commettre jusqu’à neuf meurtres avant de s’attirer le moindre soupçon.
Voilà le point de départ. Rien de bien différent de ceux d’une foule de romans policiers. Là où Martin Gagnon se distingue des Brouillet et autres Thomas Harris, c’est qu’il a entrepris de ne nous donner qu’un point de vue unique, celui du tueur, à qui il prête sa plume tout au long d’un récit qui donne moins la chair de poule que la nausée.
Entre les considérations philosophiques du narrateur, le brumeux parallèle évoqué entre les figures du philosophe et du meurtrier («l’instinct du tueur constitue le trait le plus caractéristique des grands philosophes»), il y a les descriptions des meurtres. Des descriptions qui soulèvent le coeur. On aura beau louer l’économie de moyens, aucun détail ne nous est cependant épargné. Les sévices infligés, les paroles et gémissements, et le plaisir, sexuel, scatologique, qui s’empare du meurtrier lorsqu’il tue. Bienvenue dans son cauchemar.
On ne manquera pas de comparer Gagnon à l’auteur d’American Psycho. Mais méfiez-vous des comparaisons. D’abord, le projet de Bret Easton Ellis n’était pas seulement de franchir les limites de l’acceptable en littérature. Les meurtres étaient froidement décrits, mais le meurtrier ne tentait pas de se justifier par quelque fumeuse philosophie, et on nous épargnait ses états d’âme. Il y avait une intention de provoquer, certes, mais aussi de caricaturer à outrance une certaine Amrique désabusée à l’extrême; et dans American Psycho, l’Amérique était bien présente, vivante, incarnée. Ici, rien de tel. Nous sommes tenus prisonniers d’un ego qui ne tolère aucune incursion de l’extérieur. Quant au certain
suspense, n’en cherchez pas. La seule énigme que l’on nous invite à résoudre, dans Les Effets pervers, c’est la suivante: pourquoi lire un tel roman? Qu’est-ce qu’un lecteur peut en tirer? À ces questions, Gagnon n’offre aucune réponse.

Marie-Claude Fortin

Pour
Premier thriller philosophique de la littérature québécoise, Les Effets pervers ne peut laisser personne indifférent. Viscéralement. D’ailleurs, c’est le genre de livre qui ne doit pas tomber entre n’importe quelles mains. Ça pourrait donner de bien morbides motifs aux psychopathes qui se croient intelligents.
Si l’ébauche de ce texte était destinée à devenir un essai sur la liberté, l’écrivain semble s’être plutôt emparé de sa propre liberté pour en faire un roman, un format moins contraignant, beaucoup plus subjectif, davantage troublant, voire provocateur. Le héros-narrateur, qui compte déjà neuf victimes à son actif, se présente d’entrée de jeu comme le «-premier tueur en série de l’histoire du Québec-». En cours de route, il prétendra même être le seul au monde. Outre qu’il nous raconte quelques-uns de ses assassinats, le Scorpion, comme l’ont surnommé les enquêteurs, les spécialistes et les journalistes qui s’y intéressent, nous ramène dans son enfance, au climat familial pour le moins malsain, et à l’université où, surprise!, il a étudié la philosophie et déposé une thèse tordue. «-J’y soutenais que "-l’instinct du tueur-" constitue le trait le plus caractéristique des grands philosophes, et qu’à ce titre il est permis de les considérer comme des "-nettoyeurs-" pour qui toute solution valable à un problème prend nécessairement la forme d’une dissolution. À leurs yeux, résoudre équivaut à éliminer.-»
Ainsi, le Scorpion commet ses meurtres avec un alibi philosophique: il eut se prouver qu’il est libre, avec un L majuscule. Ce qui nous vaut des références à Wittgenstein, Descartes, Kierkegaard, Nietzsche… et un texte un peu intellectuel et presque froidement clinique. D’où le saisissement du lecteur quand le narrateur déraille en détaillant ses exécutions. On voudrait lire certains passages les yeux fermés. S’il est une comparaison qu’on puisse faire entre Les Effets pervers et d’autres polars à la sauce serial killer, c’est avec American Psycho, de Bret Easton Ellis, dont l’adaptation cinématographique arrivera bientôt sur nos écrans. On y retrouve le même détachement, la même distance entre la mort et le meurtrier. L’écriture de Gagnon, précise, sans fioritures, économe et efficace, contribue à accentuer le malaise qui s’installe au fil des pages. Sa légitimation du délire assassin gratuit par une démonstration philosophique apparemment solide effleure même les frontières de la liberté d’expression. C’est dire à quel point ce roman dérange. Seule l’enquête policière, presque accessoire et peu crédible, vient contaminer ce récit aussi glacial qu’épouvantablement horrifiant.
Nul doute, ce livre m’a profondément perturbé. Et ce n’est pas là un aveu de sensiblerie. Comme on dit, j’en ai lu d’autres… et oublié la plupart. Mais je sais que je me souviendrai longtemps de ces effets pervers, qui font date dans notre littérature.

Sylvain Houde

Les Effets pervers
de Martin Gagnon
Lanctôt éditeur, 2000, 147 pages