Borderline/Camille ou la fibre de l'amiante : Le passé recomposé
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Borderline/Camille ou la fibre de l’amiante : Le passé recomposé

Deux écrivaines prennent la plume pour conjurer les mauvais souvenirs d’enfance. Marie-Sissi Labrèche, avec Borderline et Danielle Dussault, avec Camille ou la fibre de l’amiante signent des romans envoûtants,  originaux.

L’enfance, en littérature, et particulièrement au Québec, est souvent lieu de ravages. Sur le plan de la création, cela peut être fort utile, puisque ce thème permet toutes les inventions, les violences. Pas étonnant que plusieurs écrivains fassent le choix de dépeindre des narrateurs ou des héros enfants, comme l’avait fait Réjean Ducharme avec sa Bérénice, mère-enfant de tous ceux qui allaient la suivre, et, trop souvent, l’imiter. Le premier roman de Marie-Sissi Labrèche, Borderline, échappe à ce danger, tandis que le récit de Danielle Dussault, Camille ou la fibre de l’amiante, développe le sujet de manière très originale.
«J’ai onze ans et je regarde Les Tannants à la télé. Roger Giguère est déguisé en bouffon et donne des coups de bâton sur les fesses de Shirley Théroux. Je vois les images, mais je ne comprends pas le sens.» Après un premier chapitre très cru, dans lequel la jeune héroïne de Borderline «s’ouvre les jambes» pour mieux se faire aimer, c’est dans un no man’s land familial qu’elle reprend le fil de sa vie. Coincée entre une mère schizophrène qu’elle doit materner, et une grand-mère étouffante, contrôlante (pour qu’il reste un sens à sa vie), la petite fille se retrouve témoin du suicide de sa mère. «Elle a pris du lithium carbonate, des Luvox, des Dalmane et des Valium; toutes ses pilules en même temps. Puis elle a crié: JE VOUS AIME TOUS!» La petite Sissi est détruite par la maladie de sa mère, et le récit qu’elle fait de sa vie raconte les étapes qui l’ont menée à sa libération. L’auteure rapporte dans Borderline une partie de sa propre histoire ainsi qu’elle nous le confiait la semaine dernière dans ces pages. Le début du livre peut surprendre, voire repousser la lecture, par sa violence, sa crudité. Mais il vaut le coût de poursuivre, afin de découvrir l’imagination qu’il recèle. «Un policier est venu me voir. Il m’a dit des mots, mais je ne les comprenais pas. Il a mis sa main dans mes cheveux et m’a souri. Je voyais juste ses dents. Ilen avait une de cassée à l’avant. J’avais envie de me faire toute petite, pour entrer dans sa bouche et m’installer sur sa langue, en espérant qu’il m’avalerait.» Le roman de Labrèche est plein de ces images drôles, poétiques, parfois saugrenues, et de ce ton qui s’accroche désespérément à l’humour, à l’ironie pour mieux échapper à la tristesse de la situation. Celle-là, et bien d’autres, comme cette soirée d’anniversaire où l’alcool coule à flots, mais ne suffit pas à lui faire oublier sa misère. «Les lumières continuent de se refléter sur mes jambes, mes cuisses. C’est beau. Je m’excite en crisse! Je lève un peu plus ma jupe, les lumières me suivent. Je n’ai pas de petite culotte.» On se doute bien que l’exhibitionnisme n’est pas de tout réconfort pour Sissi, qui cherche partout la tendresse mais ne sème que détresse.
C’est lorsqu’elle évoque sa mère et sa grand-mère que Labrèche est la plus convaincante, décrivant cette relation passionnelle, pleine de noeuds et de conflits, qui la lie à ces deux femmes déterminantes. Le style se fait plus simple, moins racoleur, moins «performatif», dénuement qui donne plus d’intensité et de profondeur au récit. C’est alors toute la souffrance de l’enfant, puis de la femme qu’elle est devenue qui transparaît. Débarrassée de ces effets de style, l’écriture de Marie-Sissi Labrèche fait place à la sincérité et laisse entendre une voix originale.


Le fil de l’histoire
On peut en dire autant du roman de Danielle Dussault, professeure, journaliste, et déjà auteure de plusieurs titres dont L’Alcool froid, 1994, et Ça n’a jamais été, 1995. Bien que le ton en soit plus rêveur, l’enfance tient aussi une place à part dans Camille ou la fibre de l’amiante, roman ayant reçu une mention spéciale du jury du Robert-Cliche 1999.
C’est dans un décor insolite, celui des mines de Thetford Mines (où vit l’auteure) que se déroule l’histoire de Camille, petite-fille de Rachel et fille de Mara, qui toutes se donnent le désespoir en héritage. Désespoir d’un secret familial malheureux, qui se mêle aux rigueurs de la vie dans les mines d’amiante. Bien qu’il ne soit pas évident d’aborder ce sujet, plus politique et social, Dussault est parvenue à le rendre poétique, et à l’intégrer dans une trame romanesque cohérente. Ils seront plusieurs personnages (ce livre aurait d’ailleurs pu faire une très belle saga) à revenir sur les lieux du crime, après que Ludger fut chassé de la ville pour ce meurtre qu’il n’a vraisemblablement pas commis. Après lui, ce sont ses fille et petite-fille qui racontent à rebours la vie de cet homme trahi par les siens, celle de leurs mères; et, ce faisant, racontent aussi l’histoire de la ville, autour de cette mine qui a ruiné la vie de tous, qui a tué les gens à petit feu, mais qui remplit les poches du contremaître. «Pourquoi donc maintenant doit-il s’unir aux autres dans cette grève? Jamais encore il n’a osé remettre en cause les décisions de son supérieur Cadswell. S’il se rend à la réunion du syndicat, ce sera la première fois. Le doute le fait souffrir. Tout ce travail après tant d’années perd soudain son sens. Il a peur de perdre ce qu’il a si péniblement acquis, peur de se retrouver sans la raison qui l’a toujours fait vivre.»
Si les sujets abordés dans ce roman sont bel et bien concrets, Danielle Dussault a entouré son village et ses personnages d’un nuage de poussière; le récit balance entre la chronique sociale et le conte, où les fantômes refont surface à travers les brumes du passé. Ce sont ces fantômes qui viennent raconter l’époque où le village était sous l’emprise de la grippe espagnole, de la grève de l’amiante; et les amours de Maria et de Ludger, les enfances brisées.
L’auteure a réussi, en dépit d’une structure complexe, à plusieurs voix narratives, à construire une métaphore sur le destin, la force du rêve contre la fatalité. Comme dans le cas de Borderline, les héroïnes auront réussi à rompre le cercle du destin, et à en changer le cours.

Borderline, de Marie-Sissi Labrèche
Éd. du Boréal, 2000, 159 p.

Camille ou la fibre de l’amiante
de Danielle Dussault
Éd. Vlb, 2000, 170 p.