Le Kinkajou : La vie à l'envers
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Le Kinkajou : La vie à l’envers

Depuis quelques semaines, un certain John Farrow fait passablement parler de lui et de son polar: La Ville de glace. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier la veine habituelle de cet écrivain anglo-québécois, signée Trevor Ferguson, celle-là. En espérant que le relatif succès de l’alias rejaillisse sur la notoriété de l’auteur par trop confidentiel…

Depuis quelques semaines, un certain John Farrow fait passablement parler de lui et de son polar: La Ville de glace. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier la veine habituelle de cet écrivain anglo-québécois, signée Trevor Ferguson, celle-là. En espérant que le relatif succès de l’alias rejaillisse sur la notoriété de l’auteur par trop confidentiel…
D’autant plus qu’il est très loin d’accoucher de pensums hermétiques réservés aux happy few, l’écrivain résidant à Hudson. L’auteur de La Vie aventureuse d’un drôle de moineau signe depuis des années des romans marqués au coin d’une imagination débordante. Cinquième livre de Ferguson à paraître à la Pleine Lune, Le Kinkajou est, en tout cas, une excellente occasion pour les profanes de s’initier aux charmes de cette oeuvre en forme de feu d’artifice.
D’abord publié en 1989 en version originale anglaise, ce captivant roman s’agite
au confluent de la comédie, du roman policier ou d’aventures, de la quête identitaire et spirituelle, et du drame familial. Inclassable. En fait, il ressemble à l’animal sud-américain qui lui donne son titre: une drôle de bestiole exotique, bondissante, attachante et débridée.
Le narrateur du roman, Kyle Troy Laîné, petit joueur de tympanon, végète misérablement dans la cambrousse du Tennessee, où il a échoué après avoir quitté son Parc-Extension natal (ancien terrain de jeu de l’auteur, qui y a lui-même grandi). Coup de chance: notre héros sur la paille hérite, d’un père qu’il n’a jamais connu et dont il va jusqu’à douter de l’existence, d’une belle auberge sise dans le bucolique Vermont. C’est le départ vers une nouvelle vie, à un détail près: le matin de son envol, Kyle découvre un squelette dans le coffre de sa minoune. La dernière manifestation d’une curieuse épidémie d’os déterrés qui secoue l’État. Une carcasse qui s’entêtera à le suivre…
Ses premières clientes sont des habituées de l’auberge: les religieuses d’une secte très hétérodoxe, malicieuses et excitées. Kyle tombe illic sous le charme de l’une d’elles, la douce Chantelle, qui se révèle malheureusement être, comme le maître de céans a tôt fait de l’apprendre par un étrange et bruyant rituel, la sainte martyre du groupe. En un mot comme en sang: tous les ans, à Pâques, Chantelle souffre de sanguinolents stigmates…
Les ennuis ne font que commencer pour l’aubergiste, bientôt mêlé à une mort suspecte, celle de la mère supérieure, empoisonnée par sa propre tasse de thé. Suicide? Comme si ça ne suffisait pas, voilà que les ossements inconnus, qui persistent à réapparaître au pire moment, sont découverts dans sa voiture…
Il a beau faire, Kyle traîne son passé comme un vieux squelette dans le coffre arrière. Passé que l’auteur nous fait connaître dans des chapitres bien intégrés au récit. Le narrateur, qui semble voguer d’un étrange gynécée à un autre, a été élevé par un ménage composé de deux amoureuses, entouré de toute une ménagerie d’oiseaux parlants et d’un boa (relativement) domestiqué, que les deux performeuses de cirque utilisent pour leurs spectacles. Kyle a hérité de cette famille pas banale son seul talent – outre, peut-être, celui, singulier, de se mettre dans le pétrin -: il imite à merveille les chants d’oiseaux.
Cette intrigue rocambolesque, qui se dépouille peu à peu de ses couches de surprises, pourrait être loufoque. Et, dans la narration gaillarde et vivante de Ferguson, par la grâce de son style savoureux (dont la traduction pleine de ressources et d’allant d’Ivan Steenhout, le passeur québécois attitré de l’auteur, rend toute la verve), c’est en effet souvent fort cocasse. Ce qui ne veut pas dire que ce soit accroché au néant. Avec ses personnages marginaux mais attachants, Le Kinkajou repose sur un lit de catastrophes d’enfance et de tragédies familiales. Le roman, qui mêle irrévérence et recherche spirituelle, culpabilité et quête des origines, réserve ses moments d’émotion. Et, avec ses détours, ses péripéties et ses imprévus, ce conte métaphorique assoit un univers étonnamment cohérent.
L’itinéraire du léthargique Kyle pourrait presque se lire comme un parcours religieux, à la sauce bouffonne: avec la révélation du mystère de la conception, la fuite, le chemin de croix, et une sorte de rédemption au bout. Ou, à tout le moins, de réconciliation avec l’image paternelle, de retour à la vie, à laquelle il faut toujours payer chèrement son dû. Pas une partie de plaisir pour les personnages de cette «Auberge à péage» qu’est l’existence. Mais pour les lecteurs, quelle promenade!

Le Kinkajou
traduit de l’anglais par Ivan Steenhout
Éd. de la Pleine Lune, 2000, 438 p.