Maud Tabachnik : La guerre des mots
Livres

Maud Tabachnik : La guerre des mots

Meurtres sordides dans le Venise du XVIe siècle (Le Sang de Venise); rapt commis par un bourreau nazi (Le Tango des assassins): voilà les sujets des deux romans que nous présente MAUD TABACHNIK, auteure de livres noirs qui remportent, en France, un succès bien mérité.

«Vous avez des cascades ici?…» laisse tomber Maud Tabachnik, qui fait référence au bruit chuintant des bouches d’aération qu’on entend dans les salles de réunion du journal… On a tout de suite le ton. Cette écrivaine à l’oeil malicieux n’a pas la langue dans sa poche, et aime rigoler – même si ça ne se voit pas tout de suite!
Après cette entrée en matière, la romancière, de passage à Montréal à l’occasion du Salon du livre de Trois-Rivières, discutera avec passion de ses livres, de littérature, et de la manière dont elle peut exercer une certaine influence. «Oh, vous savez, je ne crois pas qu’on puisse changer grand-chose avec les livres…, dit-elle d’abord. Mais enfin, peut-être semer des petites graines, on ne sait jamais.»

Cette Française d’origine russe (entre autres) ne fait en tout cas pas dans la légèreté. Dans Le Sang de Venise, roman noir historique, une jeune femme issue du ghetto juif de Venise part à la poursuite de criminels dangereux et pourfend l’antisémitisme d’un moine franciscain. L’héroïne est une descendante d’un personnage d’un roman précédent qui a connu un grand succès en France, L’Étoile du temple. Dans Le Tango des assassins, Sandra Khan (héroïne fétiche de plusieurs romans de Tabachnik, qui réapparaît enfin, à la joie de ses fans) se lance à la poursuite d’un criminel nazi, caché dans les villages désertés de la Patagonie. Deux genres, l’un historique, l’autre plus «polar», qui permettent à son auteure d’aborder des sujets délicats. «Les polars, ou les romans noirs, dont je ne respecte jamais tout à fait les codes d’ailleurs, sont des moyens fantastiques de dénoncer, par exemple dans le cas de ces romans, l’antisémitisme. Que voulez-vous, il y a tant de préjugés envers les juifs, partout, mais surtout en France, que c’en est absolument incroyable. Encore aujourd’hui, on entend des choses ahurissantes. C’est ma manière de faire la guerre aux préjugés.» De l’aveu de Maud Tabachnik, tous ses livres sont politiques. «Au coeur d’une histoire crminelle, il y a toujours des enjeux politiques: "qui protège qui, et pourquoi", cela revient toujours. Et dans un grand nombre de romans noirs, pas seulement les miens.»

En plus d’être juive, Sandra Khan, l’héroïne de Tabachnik, est homosexuelle. Cela commence par un adjectif, et puis c’est fini, vous avez compris. Mais ce qui compte, c’est l’histoire qui démarre au quart de tour et qui ne vous lâche pas. L’orientation sexuelle des personnages ne pèse pas lourd dans tout ça, mais il n’en reste pas moins que l’auteure fait passer un message bien clair: «Cette femme est comme tout le monde: elle a peur, elle est courageuse, elle aime, elle a une famille, des amis, etc. C’est souvent la méconnaissance qui est à la source des préjugés. Il ne faut pas se fier à nos milieux, culturels en l’occurrence: sortez-en et vous verrez qu’il ne faut pas gratter très loin…»

Selon Tabachnik, les romans noirs donnent une plus grande liberté d’expression. «Pourquoi? Parce que la structure nécessaire, pour l’enquête par exemple, ou la logique des personnages — récurrent pour Sandra Khan, lié à un autre livre pour Rachel – me donnent un cadre dans lequel je peux broder. Je préfère cela à un roman-roman, dans lequel, peut-être, l’on se perd plus facilement. Dans les livres noirs, on peut mieux projeter vers l’extérieur, c’est même parfois proche du journalisme.»

Respect obligé
Ces dernières années, Maud Tabachnik a souvent été classée parmi les «femmes auteures de polars» (avec Fred Vargas, Andrea H. Japp, Brigitte Aubert, et d’autres), comme les présentent souvent les médias. Effet de mode, nécessité journalistique? «Ce qui m’embête, dit l’auteure du Tango des assassins, c’est qu’on dirait que les femmes ne sont pas encore des citoyennes à part entière… Quand les hommes s’aperçoivent qu’elles sont capables de faire la même chose qu’eux, ils se disent: "Tiens, ah ben dis donc, elles écrivent comme nous!" Si on doit nous regrouper pour nous présenter, cela prouve que nous sommes encore une minoité. Depuis 1920, on a dénombré en France cent quarante-quatre femmes auteures de polars, et je ne parle pas des romans noirs; personne n’en a jamais parlé. C’est comme si elles n’avaient jamais existé.»

Mais Tabachnik n’adresse pas l’ombre d’un reproche aux hommes. «Les femmes sont entièrement responsables de ce qui leur arrive: que ce soit relativement à la reconnaissance de leur travail ou dans d’autres dossiers. Une femme qui se laisse taper dessus – allons-y, abordons les grands problèmes -, doit, quand elle le peut, se défendre. Je suis intransigeante à ce propos.»

Celle qui a fait la guerre du Golfe comme engagée volontaire dans l’armée israélienne, au service de l’intendance, qui recevait chaque nuit des scuds sur la tête (elle relate cette expérience dans un recueil de nouvelles: Fin de parcours, 1997, Éd. Viviane Hamy), a aussi beaucoup milité aux côtés des féministes dans les années 70. «Je voulais comprendre pourquoi des femmes victimes de violence gardaient le silence… Je ne comprenais pas comment on pouvait avoir si peu d’estime pour soi-même. Bien sûr c’est une question de passé, d’éducation. Mais il faut réagir, on ne peut pas se laisser faire.»

Tabachnik aboie, elle aussi, comme ces Chiennes de garde, dont elle fait partie, groupe de femmes publiques ayant décidé de dénoncer, haut et fort, le sexisme, la discrimination. Son seul souhait: que cette action ne soit pas qu’un feu de paille…

Le Sang de Venise
Éd. Flammarion, 2000, 276 p.

Le Tango des assassins
Éd. du Masque, 2000, 306 p.