Claude Vaillancourt : Un air de famille
Livres

Claude Vaillancourt : Un air de famille

Après avoir publié deux romans – Le Conservatoire et La Déchirure (Éd. de l’Hexagone, 1990 et 1992) – et un recueil de nouvelles – L’Eunuque à la voix d’or (Éd. Triptyque, 1997) -, oeuvres touchantes n’ayant pas eu l’écho qu’elles méritaient, l’écrivain et enseignant au niveau collégial, Claude Vaillancourt, fait paraître un gros roman ambitieux et inattendu: Les Onze Fils.

Après avoir publié deux romans – Le Conservatoire et La Déchirure (Éd. de l’Hexagone, 1990 et 1992) – et un recueil de nouvelles – L’Eunuque à la voix d’or (Éd. Triptyque, 1997) -, oeuvres touchantes n’ayant pas eu l’écho qu’elles méritaient, l’écrivain et enseignant au niveau collégial, Claude Vaillancourt, fait paraître un gros roman ambitieux et inattendu.

Saga familiale de facture inhabituelle, Les Onze Fils nous entraîne dans les récits de vie de la nombreuse progéniture, exclusivement masculine, d’un magnat de la presse populaire québécoise. Héritage empoisonné, ou quand la fiction rejoint la réalité.
Le titre de son roman, l’écrivain l’a emprunté à Kafka, qui en avait chapeauté une nouvelle de quatre pages. «Moi, j’ai fait six cents pages, lâche-t-il en riant, ça prend peut-être ça pour oser rivaliser avec Kafka!»

En fait, avant même de lire cette nouvelle, dont Max Brod parlait dans un ouvrage sur son ami Franz, Claude Vaillancourt y a vu une idée formidable, un sujet en or. Depuis toujours fasciné par le thème de la famille, et en particulier par les rapports entre frères, lui qui a grandi avec deux autres garçons a pris plaisir à multiplier par onze le jeu des relations qui, dans une famille, sont «toujours déchirées, dit-il, entre l’amour et la haine, le dit et le non-dit, l’amitié et la rivalité».

Le romancier a tout de suite établi une structure initiale. «Onze fils, plus le père, ça fait douze. Je voulais écrire une soixantaine de pages par personnage: il me semblait important de parler de chacun également. Ensuite, je leur ai donné une date de naissance, qui n’apparaît pas nécessairement dans le roman, puis j’ai accordé à chacun deux traits de caractère dominants et je les ai associés à une figure de la mythologie grecque, pour m’alimenter un peu.» Cela apparaît en filigrane sans constituer l’essentiel de la fable.

Au nom du père
L’histoire débute à la mort du père, David Francoeur, multimillionnaire ayant fait fortune dans les commuications, après avoir hérité, dans sa jeunesse, de façon tout à fait fortuite, d’une petite fortune qu’il a su faire fructifier. «David est une allégorie de l’abondance, explique l’auteur; il a tout en quantité: plein d’argent, beaucoup de fils, du pouvoir, de nombreux médias.» Ajoutons à cela que, bel homme, de carrure imposante, de nombreuses femmes gravitent autour de lui. «Sa grande frustration, poursuit l’écrivain, c’est l’absence d’instruction.» Issu d’un milieu paysan, il s’est fait seul par sa force de caractère, s’est bâti un empire financier grâce à des stations de radio et de télévision abêtissantes, mais sera aussi mécène vers la fin de sa vie.

Interrogé sur la ressemblance de son héros avec Pierre Péladeau, Claude Vaillancourt se défend d’y avoir puisé son inspiration. «J’avais écrit le chapitre sur la mort de David avant celle de Péladeau et, au moment où il est décédé, j’ai été vraiment frappé par les coïncidences entre la réalité et mon livre. Par exemple, les deux fils qui cherchent à mettre la main sur l’entreprise, le mécénat tardif, les implications publiques de la mort d’un tel personnage, et même les démêlés d’un des enfants avec la drogue; mais pour moi, ce n’était pas volontaire, c’est de la pure coïncidence.»

«Là où Péladeau m’a peut-être inspiré, poursuit-il, c’est qu’il était un magnat des communications ayant bâti toute sa carrière sur des produits populaires très discutables d’un point de vue culturel. Ça me paraît symptomatique du rapport des Québécois à la culture: dans les années 50, 60, les gens n’étaient pas très scolarisés; en fait, ils le sont devenus assez rapidement, le temps d’une génération, celle des baby-boomers. Ce qui fait que dans ces décennies, les produits culturels québécois étaient soit très élitistes, comme le théâtre à la Radio-Canada, avec l’accent français, ou d’assez bas niveau; je me souviens d’émissions au Canal 10, quand j’étais jeune, c’était assez particulier…»

Les frères ennemis
David, Marc, Luc, Simon, Germain, Louis, Chares, Maxime, Léonard, Marc-Antoine, Aimé et Nicolas sont les prénoms qui coiffent les parties du roman, chacune divisée en une quinzaine de courts chapitres. Si l’idée de traiter individuellement les fils selon l’ordre des naissances peut sembler simple, linéaire, le romancier a su lier chacun d’entre eux au père et au noyau familial, et a diversifié les types d’histoires auxquelles chacun donne lieu. Tout en conservant une unité de style dont la clarté constitue la première qualité, l’écrivain s’est amusé à explorer, par exemple avec David, le roman de la terre puis le récit de guerre; avec Léonard, écrivain en herbe,la narration est épistolaire; ailleurs, avec Louis, parti sur les traces du plus jeune fils, disparu, on nage en pleine enquête policière; Charles vit un triangle amoureux entre Montréal et Toronto; Marc-Antoine, en proie à la drogue, plonge dans le monologue intérieur; Marc, enfant abandonné, vit un mélodrame; pour Aimé, l’auteur s’est donné une contrainte d’unité de temps de vingt-quatre heures. Il y a entre eux des rivalités et des complicités, des inégalités sociales, des échecs et des réussites.
«Dans le fond, ce qui m’intéressait, souligne-t-il, c’était de développer la psychologie de douze personnages qui sont vraiment différents, soudés par un lien familial toujours un peu absurde car la famille, on ne l’a pas choisie. Ils sont unis par cette espèce de destinée. Je les ai aussi beaucoup pensés par couples, ce qui a permis de créer des petits groupes et des relations intéressantes, complexes. Les querelles d’héritage servent un peu d’hameçon pour appâter le lecteur au début, mais le plus intéressant est ailleurs», conclut Claude Vaillancourt.

Les Onze Fils
de Claude Vaillancourt
En faisant annoncer par le notaire, juste après les funérailles, que le testament de David Francoeur ne pourra être lu qu’en présence de son plus jeune fils, Nicolas, évaporé quelque part aux États-Unis, ce qui bien sûr ne fait l’affaire de personne, l’auteur nous conduit volontairement sur une ausse piste. Mais c’est habilement, en jouant sur la curiosité des déchirements à venir chez ces héritiers d’un homme richissime, qu’il va plutôt faire surgir le passé en mettant en scène tour à tour chaque membre du clan.

Impossible évidemment de résumer ici les destins des onze fils. Il suffira de dire qu’une fois accepté le cadre du récit, on s’y glisse aisément, entraîné par l’écriture coulante, discrète mais efficace, de Claude Vaillancourt. Écriture empreinte d’une sorte de tendresse pour ses personnages, qualité du ton et du regard déjà présente dans ses livres précédents. La fine observation de ses contemporains, sa passion pour la création, sa fascination pour les différences entre les êtres permettent à l’écrivain d’avancer en pleine maîtrise de ses moyens dans un puzzle d’une hallucinante ambition.

Sans grands éclats, par petites touches, Vaillancourt fait naître et vivre des êtres bien en chair, qui vont se croiser, s’entrechoquer ou s’aimer. Il y a là des scènes déchirantes, d’autres, cocasses, violentes ou attendrissantes. Au hasard, je repense à la rencontre de Marc, l’enfant illégitime, retrouvant sa mère, puis plus tard son frère jumeau, Luc. Le drame que provoquera ce dernier, séducteur impénitent qui arrachera la femme de Germain. La détresse de celui-ci. Louis, l’homme d’affaires débarquant dans l’appartement délabré de Léonard, «l’artiste» de la famille. Choc des cultures!

S’étendant sur cinquante ans, Les Onze Fils comblera l’appétit des lecteurs en mal de briques, qui aiment plonger dans les profondeurs de l’âme humaine, pour n’en remonter que bien longtemps après.

Éd. Triptyque, 2000, 616 p.