Le Fou et le Professeur : Les mots et les choses
Simon Winchester, essayiste anglais vivant aux États-Unis depuis 1990, au grand talent de conteur, signe un roman fascinant: Le Fou et le Professeur. Au menu: la genèse de l’Oxford English Dictionnary, et l’histoire des hommes qui le conçurent.
Sous-titré Une histoire de meurtre, de démence, de mots et de dictionnaire, Le Fou et le Professeur raconte une folle entreprise: celle de la production de l’Oxford English Dictionary, aventure menée par des hommes amoureux de leur langue, et qui dura (au lieu des quelques années prévues) soixante-dix ans, puisque le tout parut en 1928.
Alors que les Français, délégués par Richelieu, fondèrent leur Académie en 1634; et que les Anglais, au cours du XVIIIe siècle, rédigeaient des encyclopédies (qui inspirèrent celle de Diderot et de D’Alembert) aucun ouvrage n’était exclusivement consacré à la langue. «En fait, Shakespeare ne pouvait tout simplement pas accomplir une démarche qui nous paraît aujourd’hui naturelle et ordinaire: consulter un dictionnaire. Il ne pouvait pas, comme on dit, chercher une définition.» En dehors du fait que l’on puisse supposer que le grand écrivain n’avait pas besoin de dictionnaire, la démocratisation de la langue commençait, et la rédaction d’ouvrages comme le dictionnaire l’a grandement soutenue, voire provoquée.
Bref, Simon Winchester, essayiste anglais vivant aux États-Unis depuis 1990, au grand talent de conteur, signe un roman fascinant sur la genèse de l’OED, et sur les hommes qui la conçurent, qui lui consacrèrent toute leur vie. Ce fut le cas de James Murray, un Écossais de condition sociale modeste, que rien ne destinait à la philologie, ni surtout à ces cercles littéraires prestigieux où elle se pratiquait; et qui se retrouva, grâce à son talent et à ses grandes connaissances, à la tête de l’entreprise. Winchester raconte sa vie, ses mariages, ses rencontres avec les grands bourgeois anglais qui fumaient des cigares dans les salons, et qui, entre deux brandys, traçaient le destin d’une langue et de l’usage qu’on en ferait.
Mais le noeud de l’histoire du fou et du professeur, c’est ce lien éminemment romanesque qui a uni ce James Murray à l’un de ses précieux collaborateurs, William Minor, un Américain ayant vécu à Ceylan, passionné dephilologie lui aussi, médecin diplômé de la célèbre Yale University, et qui servit l’armée américaine pendant la guerre de Sécession. C’est pendant cet épisode que Minor, qui soignait les soldats blessés, dut un jour marquer au fer rouge un Irlandais récalcitrant. «Le Dr Minor saisit le fer qu’on avait fait chauffer au fer rouge dans un brasero emprunté en toute hâte au maréchal-ferrant du régiment. Il hésita un instant, trahissant la répugnance qu’un tel acte lui inspirait, se demandant s’il était vraiment compatible avec le serment d’Hippocrate. Les officiers lui enjoignirent en grognant de se dépêcher et il appliqua le métal rougeoyant sur la joue de l’Irlandais. La chair grésilla, fuma, le sang bouillonna; le prisonnier poussa un hurlement terrible.»
Winchester ne dit pas si Minor tomba dans les pommes, mais en tout cas, il perdit certainement un boulon: c’est à partir de ce jour que le médecin, érudit et aimant les choses de l’esprit, devint fou, et finit par être interné en Angleterre, dans un asile. Il fut enfermé dans l’aile chic du bâtiment, vu qu’il n’était pas très dangereux (bien qu’il eût tué un homme, innocent, en arrivant en Angleterre, ce qui lui valut l’internement). Bien nourri, jouissant d’une rente et de bons moyens, il put s’adonner à ses plaisirs favoris: la lecture, l’étude de la langue. C’est ainsi qu’il tomba un jour sur un prospectus émis par un certain James Murray qui recrutait des volontaires pour participer à l’élaboration de l’OED.
En plus d’apprendre beaucoup sur l’histoire des mots, sur celle de la langue, sur les individus qui l’aimèrent, la décortiquèrent, l’analysèrent, ce roman humanise une entreprise qui paraît habituellement figée, cérébrale, strictement intellectuelle. Très documenté, le récit est bourré de dates, de références, de données historiques et linguistiques, ce qui permet d’aller consulter d’autres sources pour éclaircir tel ou tel événement; on se rend compte alors de la valeur de l’ouvrage de Winchester, puisque c’est le propre des dictinnaires et des encyclopédies que de donner envie de lire, de chercher, de fouiller, de connaître, de découvrir. Ajoutez à cela que Winchester a conçu son livre comme une sorte de thriller, et vous avez un roman très original, comme l’est également cette collection de vulgarisation scientifique à laquelle il appartient (aussi disponible: L’Histoire des codes secrets).
Éd. Lattès, 2000, 300 p.