Zoé Valdès : Écrire en liberté
ZOÉ VALDÈS est romancière, et vit en exil à Paris. Mais elle est aussi cubaine, et ce destin ne la lâche pas une seconde. Elle nous confie ses réflexions longuement mûries sur la condition d’écrivain dans un pays aussi aimé que détesté.
La rocambolesque «affaire Elian» nous le prouve sans peine, si besoin était: depuis quarante ans, tout ce qui touche à Cuba se transforme en politique. Que l’on soit à l’intérieur ou hors de l’île de Fidel. L’écrivaine cubaine Zoé Valdès en sait quelque chose, elle qui vit exilée à Paris depuis 1995, interdite de séjour dans son pays depuis qu’elle a fait publier en français un roman (l’excellent Le Néant quotidien, Actes Sud / Leméac) trop critique du régime.
«Tout ce que vous faites, même si vous êtes en exil, ça devient politique, ça devient négatif, c’est pris comme une trahison, déplore Zoé Valdès. Être cubain, je le prends parfois comme une disgrâce incroyable. Notre nationalisme dépasse les frontières, ça vous touche même si vous êtes en exil. C’est terrible, on ne peut pas être cubain et ne pas être politisé, aujourd’hui. C’est impossible. C’est comme une marque de naissance.»
Une identité que l’auteure dissidente, de passage à Montréal la semaine dernière pour lire des extraits de son recueil de poésie (Compartiment fumeurs, Actes Sud, 1999), à l’occasion du Festival de la littérature mondiale, trouve parfois très lourde à porter. «Dans chacun de mes romans, je raconte une histoire d’amour. Cette histoire a un contexte, politique parce que cubain. Et jamais personne ne me demande de parler de mes histoires. On me demande toujours de parler de Cuba. Les vraies histoires que je raconte, les histoires humaines, simples, deviennent floues au milieu de cette réalité envahissante qu’est la réalité cubaine. Pour moi, les histoires humaines sont beaucoup plus importantes que les histoires politiques. Et mes récits se passent à Cuba, mais peuvent aussi se dérouler ailleurs. Le problème, c’est que Cuba marque toujours profondément le lecteur. C’est un pays très petit avec une culture très importante, une culture métisse. Et je pense que la culture métisse produit des choses très fortes: la musique, la peinture, la littérature, une façon de vivre aussi, qui n’est pas du tout conventionnelle.»
Outre l’histoire, «le mystère de la vie, quoi», Zoé Valdès se préoccupe particulièrement de la langue quand elle écrit. «J’aime beaucoup mélanger le langage poétique avec le langage vulgaire. Je crois que la vulgarité fait partie de notre vie quotidienne.» Baroques, colorées, les oeuvres de l’auteure de La Douleur du dollar font une large place à l’exubérance des corps et des sens.
L’amour, la sexualité, c’est ce qui permet à ses personnages de s’échapper un peu d’un contexte étouffant. «C’est le seul espace de liberté. C’est quand on est dans un petit refuge qu’on peut se sentir un peu libre. La dernière année que j’étais à Cuba, en 94, je vivais au centre-ville, et lorsque je sortais dans la rue, je trouvais que tout devenait agressant. C’était l’époque des grandes manifestations à La Havane. Ç’a a été très dur. Paradoxalement, on trouvait une sensation de liberté seulement quand on s’enfermait chez soi, ou chez quelqu’un d’autre.»
Cuba libre
Complexe parce que métissée, la culture cubaine vit une hypocrisie par rapport à la sexualité, croit Zoé Valdès. On tend à y condamner en paroles chez les autres ce qu’on fait soi-même… «Les femmes vivent à fond, mais ne s’avouent pas qu’elles le font. L’hypocrisie, je pense, est très liée à ce mélange de culture africaine et de culture espagnole, avec une partie qui est beaucoup plus libre que l’autre.»
Comme accepte-t-on alors l’emploi d’un vocabulaire si cru sous la plume d’une femme? «Officiellement, à Cuba, on dit que je suis une écrivaine porno. Je viens justement d’écrire un roman où je me moque un peu de ça. Mais c’est aussi par ignorance. À Cuba, les gens n’ont pas accès à la littérature de façon naturelle. La plupart ne connaissent pas Anaïs Nin, la littérature érotique, connaissent peu de livres de façon normale. Moi, je les ai lus à Cuba, parce que j’avais des amis étrangers qui voyageaient. Chaque fois qu’ils me demandaient si j’avais besoin d’un shampoing, de vêtements, je répondais: non, j’ai besoin d’un livre. Après, je les passais à tous mes amis, et c’est comme ça qu’on a fait une bibliothèque itinérante de livres qui circulaient partout dans l’île.»
Selon Zoé Valdès, la littérature cubaine se porte mieux qu’il y a quelques années, à l’époque où le gouvernement cubain avait menacé de lui intenter un procès pour avoir livré deux de ses oeuvres à Actes Sud. Un «crime» pour lequel un écrivain cubain croupissait déjà en prison. «Moi, je me suis échappée, parce que pas mal de gens m’ont soutenue. Et après le succès mondial du Néant quotidien, le nouveau ministre de la Culture a décidé de permettre aux auteurs de publier à l’étranger.»
Non pas que les écrivains soient nécessairement plus libres d’écrire ce qu’ils veulent. Ils peuvent parler du passé, peut-être. «Mais pas de la dissidence interne, de ce qu’on vit aujourd’hui. Et surtout pas de Fidel Castro.» Alors, certains auteurs contournent la censure en décrivant la réalité actuelle sous le déguisement de jadis, écrivant «Batista», tout en faisant référence à Castro…
Belle nostalgie
L’humour, la dérision qui colore son oeuvre, c’est une autre soupape de la vie dans l’île. Une arme que les Cubains ont développée à un ultime degré. «C’est notre vertu et notre défaut, rétorque Zoé Valdès. Notre vertu, parce que comme ça, on survit. Et notre défaut, parce que c’est comme ça qu’on oublie la réalité. On vit tellement à fond et tellement vite, de façon tellement dure, et en même temps on arrive à se moquer de tout ça; le lendemain, on ne se souvient plus de ce qu’on a vécu la veille. Et il faut toujours recommencer. C’est pour ça que les choses ne changent pas, et c’est pour ça aussi qu’on n’est pas complètement détruits.»
Évoquant le climat de délation qui mine plusieurs familles, «qui ne savent pas par qui le malheur va arriver», la facilité de «contrôler un pays qui meurt de faim» et de corrompre les gens avec un sac de denrées difficiles à obtenir, l’auteure de Café Nostalgia refusera de revenir dans son île chérie – celle «qui, en voulant construire le paradis, avait créé l’enfer», dixit la narratrice du Néant quotidien – tant que le régime n’aura pas changé. «Mais je n’ai pas perdu Cuba. Il est à l’intérieur de moi. La mer, les parcs, les gens que j’ai connus, tout ça m’appartient, c’est ma mémoire, ça fait partie de mon âme. J’appartiens beaucoup plus à Cuba qu’à Paris. Et je n’ai pas peur de la nostalgie. Pour moi, la nostalgie, c’est la mémoire. Je crois qu’il faut affronter tout ça avec un regard positif et créatif.»
Même l’exil. «À Cuba, j’étais déjà en exil, nuance Zoé Valdès. Parce qu’il y avait des choses que je ne pouvais pas vivre de façon naturelle. Je sais depuis 95 que je serai toujours une exilée, même si je retourne à Cuba. Mais je ne vois pas ça comme un accident terrible. Je pense que c’est quelque chose qui vous fait aussi créer, grandir, vous enrichit profondément. Il y a des choses qu’on arrive à comprendre qu’on ne comprenait pas avant. Par exemple, j’avais très peur de la liberté. Je ne savais pas ce que c’était. Quand je suis arrivée à Paris et qu’on me posait des questions sur Cuba, j’avais toujours peur de dire ce que je pensais. À Paris, je ne me sens pas tout à fait libre. Parce que je commence à comprendre aussi les injustices de la démocratie… Mais je suis toujours pour la démocratie; on ne peut pas trouver un monde idéal, s’empresse-t-elle d’ajouter. Si tout le monde n’y est pas libre, au moins, on a l’illusion de la liberté.»
Sang bleu, 1994, Actes sud
Le Néant quotidien, 1995, Actes sud/Leméac
La Sous-développée, 1996, Actes sud/Leméac
La Douleur du dollar, 1997, Actes sud/Leméac, Prix Planeta 1997
Café Nostalgia, 1998, Actes sud/Leméac
Compartiment fumeurs, 1999, Actes sud
La plupart de ces livres sont disponibles en édition de poche