Fille du destin : La bonne aventure

Certains critiques français n’ont pas aimé ce septième ouvrage d’Isabel Allende (la nièce de Salvador Allende, née en 1942, au Pérou), Fille du destin, parce que trop populaire et, soi-disant, mélodramatique. Mais il n’en est rien. Comme dans La Maison aux esprits (Éd. Fayard, 1994), Allende se soucie tout simplement de raconter une histoire à ses lecteurs, et a l’élégance de ne pas leur faire perdre leur temps: en effet, ce roman envoûtant vous en apprendra probablement plus sur l’histoire de la Côte-Ouest américaine, et sur celle du Chili, que ne l’ont fait vos professeurs… (Mes excuses à tous les profs de ce monde!)

C’est que l’action de Fille du destin se déroule sur dix années, de 1843 à 1853, d’abord à Valparaíso, au Chili, et se déplace, avec ses protagonistes, sur la côte californienne, à San Francisco; c’est dans cette nouvelle cité que se précipitent pendant la ruée vers l’or, en 1849, un demi-million d’immigrants, alors que la ville devient américaine, après avoir appartenu aux Espagnols arrivés dans ce coin de pays en 1776.

Nous suivons le destin d’Eliza Sommers depuis son arrivée dans la famille de Rose, Jeremy (homme d’affaires) et John (capitaine de bateau), tous frères et soeurs venus d’Angleterre au Chili pour y faire des affaires. C’est en découvrant la petite Eliza dans ses langes, dans une caisse à savon, que la jeune Rose, vingt ans, dit avoir décidé d’en faire la fille de la famille. Élevée selon les règles strictes de Rose qui veut faire de sa fille une grande dame (et ainsi racheter la vie qu’elle a menée en Angleterre, et dont je ne dirai rien), Eliza préfère de loin la bonne cuisine rustique et la vie quotidienne de Mama Fresia, domestique indienne qui, à la grande joie de la petite, la fournit en contes autochtones. «C’est ainsi qu’elle apprit des légendes et des mythes indigènes, à déchiffrer les signes laissés par les animaux et par la mer, à reconnaître les habitudes des revenants et les messages des rêves, et aussi à cuisiner. Avecson odorat infaillible, elle était capable d’identifier des ingrédients, des herbes et des épices les yeux fermés. (…) Très vite, les plats typiques de Mama Fresia et la délicate pâtisserie de Miss Rose, n’eurent plus aucun secret pour elle.» Si, à sept ans, elle sait vider les poules, et confectionner des empañadas, Eliza ne se doute pas encore que tout ça lui servira un jour, alors qu’elle errera dans les contrées du Nord américain, et devra assurer sa survie, et celle de prostituées et chercheurs d’or perdus dans un no man’s land.

Il y a aussi ce personnage attendrissant de Rose, célibataire endurcie qui ravit le coeur de Todd, ce faux missionnaire qui sera chassé du Chili et se retrouvera journaliste à San Francisco; et cette Paulina, reine de la navigation à vapeur qui fournira les Chiliens en exil en Californie, en allant d’abord chercher la glace à la Terre de Feu, pour mieux transporter cochonnailles et pâtisseries; et encore, ce Joaquin Andieta, jeune noble déchu vivant dans les taudis de Valparaíso, qui défend des idées libérales au milieu d’un monde tout entier voué au commerce et où les classes sociales sont marquées au sceau de l’orgueil et de la fierté des familles.
Le roman d’Isabel Allende raconte même la vie de Tao Chi’en, jeune médecin chinois né aux alentours de Canton, et qui finira lui aussi à San Francisco, soignant les jeunes esclaves chinoises qu’il sauve de la mort et de la torture. Si l’on peut avoir l’impression que le livre part dans plusieurs directions, sachez que toutes ces histoires mènent au même endroit, c’est-à-dire sur la route d’Eliza, héroïne fulgurante, courageuse, vibrante, aussi attachante que la ronde des personnages qui l’entourent.

À coup sûr, un roman à mettre entre toutes les mains, masculines et féminines, qui comblera amateurs d’histoire, de géopolitique, d’aventures, d’amour et d’exotisme.

Fille du destin d’Isabel Allende
Éd. Fayard, 2000, 428 p.