Dominique Fernandez : Grandeur nature
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Dominique Fernandez : Grandeur nature

Globe-trotter, écrivain célébré, conférencier en demande aux quatre coins du monde, DOMINIQUE FERNANDEZ était récemment de passage au Québec, le temps de partager avec nous sa vision du  beau.

Terme fourre-tout, on ne peut plus galvaudé, le mot («beau», «beauté») désigne à peu près tout ce qui nous plaît, du dernier modèle de Corvette au plus pur chef-d’oeuvre de Gauguin, en passant par le corps humain et le sentiment amoureux. Il est omniprésent, servi à toutes les sauces, au point de ne plus signifier grand-chose.
Publié en coédition par Desclée de Brouwer et les Presses littéraires et artistiques de Shanghai, La Beauté rassemble les textes de deux auteurs, l’un français, l’autre chinois, sur le sujet (ce livre vient s’ajouter à une collection lancée il y a quelques années, qui a permis d’intéressants dialogues sur le goût, la mort, le rêve). L’occasion était belle, pour Dominique Fernandez et Zhu Cunming, de partager le fruit d’une réflexion sur ce que la beauté représente, au-delà des apparences. Nous avons rencontré le premier, l’auteur bien connu de Tribunal d’honneur et de Bolivie.

Le chant d’Orphée
Alors que Zhu Cunming s’intéresse de près aux monstres de la mythologie chinoise et à la proximité parfois troublante entre le beau et le laid, Dominique Fernandez montre, dans un texte riche de référents culturels, ce que le beau a d’impalpable et de mystérieux. Il se penche sur quelques oeuvres maîtresses de la culture occidentale, entre autres les écrits de Platon, le sonnet La Beauté, de Baudelaire, Madame Bovary, le roman de Flaubert, et, surtout, sur le mythe d’Orphée, au coeur de sa réflexion.
«La beauté musicale est celle à laquelle je suis le plus sensible», confie-t-il, expliquant en partie sa passion pour Orfeo, l’opéra de Monteverdi. «Pour moi, c’est la quintessence de la beauté. Une oeuvre qui atteint à la perfection. Orphée lui-même est, pour moi, l’archétype de la beauté.» Dans son étude, Fernandez montre d’ailleurs la portée symbolique du personnage, qui n’est ni tout à fait homme ni tout à fait femme, qui est amoureux d’Eurydice mais aussi homosexuel, qui abolit les frontières entre les règnes et parvient à éouvoir les arbres et les pierres; qui réussit, par la beauté de son chant, à franchir les portes de la mort. Archétype de la beauté, donc, parce qu’il défie les lois de la nature, qu’il engendre un impossible accord entre ses éléments.

Beauté plastique
Pour Fernandez, la grande beauté demeure intangible, utopique; et l’idée qu’on s’en fait a peut-être plus d’importance que sa représentation concrète. «La beauté, c’est quelque chose d’invisible, qui transcende l’ordre ordinaire. Et remarquez que l’on emploie l’adjectif «beau» pour désigner des éléments perçus par les yeux ou les oreilles. La vue et l’ouïe sont les deux seuls sens pouvant saisir le beau. Ce sont les deux sens intellectuels, en fait. On trouvera beaux une musique ou un tableau, pas un rôti de veau, ni un parfum.»
L’auteur établira aussi une distinction entre esthétisme et beauté, plusieurs oeuvres reflétant l’un sans incarner l’autre – Fernandez n’hésite pas à citer l’oeuvre de Mallarmé ou certains films de Cocteau. Pour lui, elle est aussi affaire de modestie, la beauté, voire d’abstraction de soi. «La beauté doit être naturelle. Elle ne fait pas bon ménage avec l’ostentation. Il ne faut pas qu’il y ait trop de moi dans l’oeuvre d’art; la beauté n’appartient à personne.» Ainsi, Fernandez distingue le travail anonyme des auteurs des icônes russes, qui obéissent aux lois strictes fixées par l’Église orthodoxe, et les tableaux de grands maîtres, signés, où la recherche de l’assentiment d’autrui agit beaucoup dans le processus de création. Les premiers, dans leur dévouement total, dans leur passion dénuée d’orgueil, atteignent peut-être à une beauté plus noble, à un absolu qui dépasse le simple agencement des traits sur la toile (bien que se pose le problème de la liberté, ici).
Cela dit, notre lecture du beau n’échappe pas aux modes, au contexte socio-historique. «L’idée qu’on s’en fait varie au fil du temps. L’interprétation musicale en est le meilleur exemple. Lors de sa création, en 1607, on ne jouait pas Orfeo de la mêmemanière qu’aujourd’hui. Par exemple, on accordait le rôle d’Orphée à un castrat, ce qui correspondait bien à l’ambiguïté sexuelle du héros mythique. Aujourd’hui, il n’y a plus de castrats.»

Le sexe et le beau
Platon a un fervent lecteur en Dominique Fernandez, qui retourne souvent aux textes du grand philosophe, comme on retournerait à une source. «Il est celui qui a réfléchi le plus à la beauté. Le Banquet, Phèdre, ce sont des réflexions formidables sur le beau.» Platon, chez qui la sexualité participe de près à l’atteinte du beau, à son expérience. «Entre soi et le monde, il y a d’abord un corps. C’est par le corps, par les sensations, que l’on rencontre le monde. La sexualité représente un merveilleux apprentissage. C’est pour ça que je critique la pensée chrétienne, asexuée, qui veut que le plaisir soit un obstacle, qu’il s’interpose entre l’être et l’objet de sa foi. Je suis plus ouvert à la pensée païenne.»
Ce qui n’empêche pas Dominique Fernandez d’apprécier les temples de la chrétienté. «Une église romane ou une cathédrale gothique me donnent, elles aussi, l’impression d’être, non seulement de beaux édifices, mais aussi des lieux de passage», écrit-il. Ouverture sur le sacré, un sacré qui toutefois transcende l’Église, comme le formule l’auteur. «Entre terre et ciel, l’énigme dont nous voudrions lever le mystère reste intacte. Décidément pure utopie, la beauté n’est pas de ce monde.» Sans être de ce monde, la beauté nous y fait mille clins d’oeils quotidiens comme autant d’invitations à cheminer un peu plus vers elle.

La Beauté, de Zhu Cunming et Dominique Fernandez
Coédition Desclée de Brouwer et Presses littéraires
et artistiques de Shanghai
2000, 144 p.