Nadia Matoub : Pour la suite du monde
Lounès Matoub était un chanteur algérien kabyle adulé par ses fans, et l’un des rares hommes à avoir défié la menace intégriste qui détruit son pays. Nous avons joint à Paris sa femme, NADIA MATOUB, qui signe un témoignage émouvant, elle qui était à ses côtés lorsqu’il fut assassiné par un commando islamiste, il y a tout juste deux ans.
De Paris, où elle me parle, la voix de Nadia Matoub est étrangement sereine en regard de l’horreur qu’elle raconte. «Une balle tirée à bout portant a arraché ma hanche gauche, et d’autres ont causé de graves dégâts sur ma cuisse gauche, dit-elle doucement. Sans parler des éclats que je garde encore dans la tête.» Après un temps de silence, elle tente d’atténuer le tournant malaisé que prenait la conversation, en soupirant: «Faut pas que je me lamente, ç’aurait pu être pire.»
Pire, elle y était presque. Nadia Matoub est une miraculée. Il y a deux ans, un jour d’été, dans cette Algérie installée depuis trop longtemps dans l’horreur, un commando a tendu une embuscade. Une balle dans le moteur et le groupe a surgi pour tuer. Impitoyablement. Consciencieusement. Nadia refusera de mourir; mais son mari, le célèbre chanteur et activiste kabyle, Lounès Matoub, lui, ne se relèvera pas. Atteint mortellement, ce rebelle d’une cause perdue succombera au milieu de cette route nationale désertée. La cassette de la radio jouait en même temps la chanson-vedette d’un album qu’il venait de produire, un pastiche cinglant de l’hymne national algérien. Même pour sa sortie, le rebelle demeurait insoumis.
De guerre lasse
Pour comprendre la raison de cette mise à mort, il faut rentrer au coeur de la mêlée algérienne. Depuis la contestation de la victoire des partis islamistes aux élections de 1991, l’Algérie s’est enfoncée dans un engrenage de violence et de rage. De ce pays, le monde ne connaît alors que cette guerre sans merci que se livrent des intégristes musulmans retranchés dans des maquis et des militaires investis du pouvoir violent de préserver la laïcité de l’État. Quotidiennement, les médias débitent l’immanquable décompte macabre des victimes sans visage d’une mort cagoulée. Depuis l’extérieur, l’Algérie se résume à ça.
Pourtant, il y a un autre front: c’est la bataille que livre le peuple berbère pour la reconnaissance de son identité culturelle et linguistique (de ce côté de l’Atlantique, c’est une chanson connue!). Ce peuple qui se revendique «originel» en Algérie a été envahi, voilà quatre siècles, par les Arabes qui ont peu à peu pris tout le pouvoir. Jusqu’à cette arabisation de tout le pays décrétée par les autorités en juillet 1998.
Depuis des siècles donc, les Kabyles sont en guerre et revendiquent le respect de leur langue, le tamazight. Même Kateb Yacine, certainement le plus grand auteur algérien (mort en 1989) insistait sur sa double identité de Kabyle et Algérien.
Lounès Matoub était un des porte-flambeau de cette lutte. Chanteur populaire, il avait la parole forte et l’engagement sans concession, comme en fait foi son livre paru il y a quelques années: Rebelle. Kidnappé par les terroristes musulmans, la révolte générale le fit relâcher. Pour la première fois, ces intégristes reculaient et libéraient un otage capable de les identifier.
De héros, Lounès devint presque un demi-dieu, l’idole de la jeunesse kabyle.
Parmi ces fervents admirateurs, une jeune adolescente fait sourire en affirmant qu’elle épousera cet homme. Elle s’appelle Nadia.
Des années plus tard, au hasard d’une rencontre, la révoltée séduira le rebelle. Et de fait, ils se marieront. La vingtaine d’année qui les sépare n’ébranle pas leur amour. Ils ne connaîtront que deux ans de bonheur, avant la fin tragique du chanteur.
En fait, depuis longtemps déjà, à l’ombre des djellabas d’un blanc immaculé, s’aiguisent les rancoeurs. La haine est portée par un pouvoir qui est gêné par la fronde menée par Lounès Matoub et Nadia d’affirmer: «Sa mort les a arrangés, tous. Bouteflika(président algérien) est allé à Tizi-Ouzou, capitale de la Kabylie, affirmer que le tamazight ne serait plus jamais reconnu. Un tel affront aurait été impensable du vivant de mon mari.» La jalousie germe au coeur des pseudo-amis de lutte. Nadia Matoub la dénonce. «Depuis la mort de Lounès, je n’ai reçu aucune aide de la part de ses soi-disant amis. Ils ont montré leur vraie face de chacal et je ne veux pas les protéger en dissimulant leurs noms. S’ils sont là pour la Kabylie, qu’ils reprennent donc le drapeau qu’a laissé tomber Lounès alors qu’il marchait au front sans gilet pare-balles.»
Quelque temps avant son décès, le chanteur kabyle, peut-être habité par des pressentiments, veut partir s’installer en France. Des amis influents, des chefs politiques kabyles promettent de lui obtenir un visa rapidement. Il n’arrivera jamais. Trois jours avant le énième rendez-vous, la mort frappe. «Il était courageux et non aveugle, jure sa veuve. Il se sentait en danger et m’incitait à la prudence, moi, qui étais inconsciente de la menace qui planait au-dessus de sa tête. Deux jours avant l’attentat, l’aigle de la mort était tellement proche que j’en ai moi-même senti le souffle.»
Deux ans après la disparition de Lounès Matoub, son épouse signe un poignant et courageux témoignage qui illustre en fait ces douloureuses questions à jamais plantées dans son coeur tourmenté: qui a commandité le meurtre? Pourquoi juste en ces temps de bonheur? Où étaient-ils ces prétendus amis?
De son exil français, Nadia Matoub est seule mais forte. «Notre amour est plus fort que tout et il triomphera de la mort!»
Pour l’amour d’un rebelle
«Ils ont tué Lounès Matoub.» Ainsi débute violemment ce récit qui raconte d’abord le déroulement de l’attentat avant de remonter aux origines d’un amour entre deux rebelles, au pays de la mort aveugle et anonyme. Au fil des pages, c’est une face méconnue de l’Algérie qui s’étale: celle de la lutte éperdue des Kabyles pour la reconnaissance de leur culture. En cours de route, sans prétention ni fioritures, Nadia Matoub dévoile son amour pour un chanteur dérangeant qui sait apaiser son coeur indigné.
Mais tout au long de la lecture, on ne peut se défaire d’un entêtant malaise: qui lance ces rumeurs accusant Lounès d’être un agent double? Qui bloque la mise en marche d’une enquête sérieuse pour retrouver les véritables cerveaux de son assassinat? Qui est derrière ces masques mal ajustés? Après avoir scrupuleusement accompli leur sale boulot, les tueurs se retournèrent et crièrent un nom assuré: Inch Allah. Comme s’ils voulaient nous convaincre qu’ils étaient des intégristes.
Le témoignage est tantôt froid et sec comme le crépitement des armes qui abattirent Lounès; tantôt tendre et naïf comme la passion de deux parias dans une société ayant appris à se contenter d’un bonheur au rabais.
L’ensemble donne froid dans le dos, et laisse un goût amer à la pensée de cet immense gâchis dans lequel s’englue chaque jour un peu plus l’Algérie.
Éd. Robert Laffont, 2000, 139 p. (F. B.)