City : Grande agglomération
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City : Grande agglomération

Le populaire écrivain italien ALESSANDRO BARICCO revient à ses premières amours avec City, un roman à l’architecture complexe, bâti comme une ville, qui entrelace des dizaines d’histoires. Jouant d’audace formelle, le doué auteur de Soie ensorcelle le lecteur, pris au filet de son extraordinaire échafaudage romanesque.

Il avait trente-trois ans quand Châteaux de la colère parut en Italie.
Philosophe, musicologue, journaliste, auteur d’un essai sur l’opéra de Rossini et d’un autre, brillant mais contesté, sur les errances de la musique contemporaine (L’Âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, voir l’article de Dominique Olivier dans le numéro du 11 mars 1999), le jeune Turinois né en 1958 remportait, pour son premier roman, un succès plus qu’estimable, couronné dès la parution de la traduction française du prix Médicis étranger. Mais c’est avec Soie, que la popularité d’Alessandro Baricco a atteint l’ampleur que l’on sait. Avec cette fabuleuse histoire d’amour et de voyage au bout du monde, Baricco réussissait à rejoindre autant les lecteurs les plus exigeants que les moins assidus.
Après Novecento: pianiste (un texte écrit pour le théâtre, puis adapté pour le cinéma par Giuseppe Tornatore), et Océan mer (1998), voilà City, son dernier-né, un roman qu’il a mis trois ans à bâtir, et avec lequel il renoue avec sa première manière, celle des Châteaux: des constructions savantes, extravagantes, belles, inouïes, fragiles comme des palais de cristal. Et comme des livres. "Qui peut comprendre quelque chose à la douceur s’il n’a jamais penché sa vie, sa vie tout entière, sur la première ligne de la première page d’un livre?, demandait l’un des personnages des Châteaux de la colère. (…) l’unique, la plus douce protection contre toutes les peurs c’est celle-là – un livre qui commence."
Comment City commence-t-il? Par une question. Une question référendaire posée par l’éditeur des aventures du légendaire Ballon Mac, "superhéros aveugle", à ses innombrables lecteurs. "Alors, monsieur Klauser, demande une téléphoniste à un fan, est-ce que Mami Jane doit mourir?" Mami Jane étant, comme on l’apprendra, la mère du héros, une originale à laquelle les lecteurs sont très attachés.
Alors que les lignes ne dérougissent pas, Shatzy Shell, l’une des huit téléphonistes engagées par l’éditeur, prend l’appel d’un jeune homme qui se nomme Gould. "Soyez gentille, lui dit-il, regardez autour de vous. (…) Est-ce que vous voyez par hasard un garçon avec la tête rasée qui tient par la main un autre très grand, mais vraiment grand, une sorte de géant, avec des chaussures énormes, et une veste verte? (…) Non? (…) Quand ils arriveront ils se mettront à tout démolir, et probablement ils prendront votre téléphone et ils vous l’entortilleront autour du cou, ou un truc comme ça, mais ces deux types ne sont pas méchants, vraiment pas, c’est juste que…" N’importe qui aurait perdu contenance et sonné l’alerte. Mais pas Shatzy Shell. Intriguée par Gould, cette fille de trente ans que rien ne démonte, pas même le fait de perdre un talon aiguille en pleine rue, et qui passe tous ses temps libres à imaginer le scénario d’un western, se met à lui poser mille questions sur la vie, sur son âge, sur ce que ça fait d’avoir douze ans, presque treize, sur son père qui est dans l’armée, sur ses deux amis, celui à la tête rasée, Poomerang, qui est muet, et Diesel, le géant.
Puis, elle lui parle d’elle-même, de sa perception du monde, des éblouissements qui peuvent surgir des événements les plus ordinaires, de cette fois où elle s’était trouvée dans un resto de la nationale 16… jusqu’à ce que Gould, charmé, intrigué par cette Schéhérazade à la voix tranquille, lui donne rendez-vous dans le resto de la nationale 16, et que le patron de Shatzy, excédé que son employée gaspille autant de temps en papotage, la fiche sans manières à la porte.

Ville ouverte
Ainsi commence City. Et des romans qui commencent comme ça, moi, j’y "pencherais" ma vie tout entière sans aucune réserve. Après un début comme celui-là, nous sommes pris en otages, enlevés, et c’est dans l’enchantement des grands départs que nous allons pénétrer ce roman que l’auteur a "construit comme une ville, comme l’idée d’une ville" (voir l’article "Tout ce que j’ai à dire sur City", écrit par Barrico pour le site consacré au roman: http://www.abcity.it), avec ses histoires comme des quartiers, ses personnages comme des rues, et "le temps qui passe". Le temps qui passe, et les histoires qui s’enchevêtrent, s’emboîtent, se superposent, se croisent. Celle, passionnante, du western imaginé par Shatzy, avec ses pistoleros, ses duels, le vent, le désert, et le décor d’une ville où le temps s’est arrêté en même temps que l’horloge géante qui faisait la fierté des résidants. Celle de Mondrian Kilroy, l’un des professeurs de Gould (qui nous livre un formidable exposé sur les Nymphéas de Monet), qui a passé sa vie à étudier les objets courbes et la consacre désormais à définir ce qu’est l’honnêteté intellectuelle. Celle du général, le père de Gould, qui n’est pas vraiment général; et de sa mère, pour qui il a tout sacrifié. Celle de Gould, génie de douze ans, presque treize, futur Prix Nobel, fasciné par les combats de boxe et le football, qui n’a littéralement pas eu d’enfance et rêve de redevenir petit. Il y a ces histoires-là, et des dizaines d’autres, dans cette ville extraordinaire que Baricco a peuplée de personnages inoubliables, et qu’il a construite en se jouant des conventions narratives, dans une forme hors norme, s’amusant à multiplier les points de vue, les narrateurs, les récits dans le récit. Et si la visite qu’il nous propose n’est pas toujours de tout repos – ce n’est pas une visite guidée, loin de là -, elle vaut mille fois tous les détours qu’emprunte cet auteur au moins aussi surdoué que le jeune héros qu’il a imaginé.

City
d’Alessandro Baricco
Traduit de l’italien par Françoise Brun, éd. Albin Michel, 2000, 361 p.

City
City
Alessandro Baricco