Bernard Andrès : Homme du monde
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Bernard Andrès : Homme du monde

Connaissez-vous Sales Laterrière? Ce médecin, libre-penseur et mémorialiste devient, sous la plume de Bernard Andrès, romancier, chercheur, prof et essayiste, un héros en bonne et due forme. Comme il en a certainement existé beaucoup d’autres dans ce dix-huitième siècle québécois bien mal connu.

«Je ne comprends pas pourquoi le dix-huitième siècle québécois est toujours occulté; il est plein de figures vivantes, fascinantes; et les gens étaient bien souvent débrouillards et ingénieux, contrairement à l’image que l’on se fait d’eux Celui qui parle ainsi, c’est Bernard Andrès, un historien de la littérature réellement passionné par une époque qui recèle des trésors dignes des plus grands romans.

C’est d’ailleurs ce qui lui est arrivé avec ce fameux Pierre de Sales: de personnage totalement inconnu qu’il était, ce fils cadet d’une famille d’Albi – ancienne ville cathare du Sud-Ouest français – est devenu le héros de ce roman historique de 800 pages, livre qui a tout ce qu’il faut pour devenir un best-seller. Tout ou presque, considérant la mise en pages peu attrayante, trop lourde, tout comme ladite brique d’ailleurs.

Mon oncle d’Amérique
C’est le seul défaut que j’aie trouvé à ce livre, qui nous raconte non seulement les aventures fabuleuses d’un homme étonnant, mais aussi la vie d’une époque, d’un milieu (et même de plusieurs milieux), qui nous fait voyager, quand on sait que Laterrière (nom qu’il prit pour venir s’établir au Canada) a parcouru le territoire de long en large, et traversé plusieurs fois l’Atlantique.

Mais qui était ce lascar? Un libre-penseur, qui se retrouva directeur des Forges de Saint-Maurice, qui fut le premier diplômé de l’École de médecine de Harvard, qui fut aussi commerçant, franc-maçon, grand amoureux, et, surtout, précieux mémorialiste: le premier en Nouvelle-France, selon Andrès et son équipe (l’auteur le souligne plusieurs fois durant l’entrevue: ce travail est le fruit d’une active collaboration avec les autres membres de son groupe de recherche).
«Je ne l’ai pas trouvé, ce Sales Laterrière, dit avec un sourire Bernard Andrès, je crois que c’est lui qui m’a trouvé… En fait, je me rappelle cette visite aux Forges de Saint-Maurice il y a plusieurs années, et j’ai vu qu’iln’y avait rien sur ce personnage, ce qui était incroyable! Parcs Canada, qui d’habitude fait du très bon boulot – notamment pour la conservation des documents et artefacts – pour le coup, avait complètement occulté le personnage. J’ai trouvé ça étrange.»
Andrès propose une explication. «Je crois que c’est un peu parce que c’est l’Étranger: d’abord on le voit comme un Français qui débarque ici en fanfaron, qui raconte des tas de choses et parfois n’importe quoi; ensuite, les historiens cléricaux du dix-neuvième siècle voient dans ce franc-maçon aventurier et anticlérical quelqu’un de douteux. Enfin, les historiens d’aujourd’hui se servent de lui pour donner des contre-exemples, mais n’ont pas vraiment parlé de lui. Alors je me suis lancé. On disait que c’était un affabulateur, qui mentait beaucoup, mais je ne voyais pas ça comme un problème, puisque la littérature, c’est aussi le mensonge. Il suffisait d’aller aux sources, on en aurait le coeur net.»

Pierre de Sales avait un oncle en Amérique, un dénommé Paschal Fabre-Rustan, et c’est un peu l’ancêtre des immigrants modernes: celui qui vient faire fortune, et qui se rend compte que le vrai trésor n’est autre que son courage, son sens de l’adaptation, et une grande liberté (dans le meilleur des cas). Venu ici pour tenir les affaires dudit oncle, Pierre de Sales découvre une infinité de possibilités, et décide de tirer parti de sa situation. Il s’intègre aux réseaux commerciaux anglais, pour faire des affaires; ou encore, rejoint les cercles professionnels de médecins, métier qu’il avait d’abord écarté, mais qu’il pratiquera finalement au Canada, il sera même accoucheur, et défenseur des sages-femmes.

Vérités et mensonges
Mais l’intérêt de ce livre est multiple. Bien sûr, il permet de découvrir un homme attachant, même s’il est plein de défauts. Or, à travers ce périple littéraire et surtout fictionnel, l’enjeu du romancier, c’est de poursuivre le but du chercheur qu’il est également. Ce roman, il a mis dix ans à l’écrire. Comme on dit, il eu le temps de vérifier ses sources… «On a beaucoup dit que Laterrière inventait sa vie dans ses Mémoires, mais j’ai fait les recherches, je suis allé partout où j’ai pu, dans tous les lieux qu’il décrit, de Boston à Paris, à Londres et à Albi, et tout est vrai: il n’a pas menti sur les faits. Il a bien brodé un peu, mais rien de dramatique. Au contraire, je me suis rendu compte qu’il y avait des choses qu’il n’avait pas dites mais qu’il avait faites! Peut-être l’abbé Casgrain, artisan de la première édition des Mémoires de Laterrière, a-t-il retranché des passages… Mais en tout cas, c’est une véritable enquête policière!»

Bernard Andrès a fouillé archives, généalogies, documents historiques officiels, et autres ouvrages pouvant le mettre sur la voie de la «vérité». Mais tout cela ne l’a pas empêché d’écrire un roman plein de légèreté et d’humour, faisant en l’occurrence très bon ménage avec le savoir.

Bref, Andrès a su habilement atteindre deux objectifs. Alors que les profs et chercheurs universitaires passent leur temps à lever le nez sur les romans populaires, et que les écrivains populaires passent le leur à ridiculiser les intellectuels, voilà enfin quelqu’un qui ne prétend être ni l’un ni l’autre, mais qui a bien fait son boulot, un travail utile et divertissant; ce qui devrait servir d’exemple à tous ceux dont les mots et les idées constituent le gagne-pain.

L’Énigme de Sales Laterrière
De Bernard Andrès
Éd. Québec/Amérique, 948 p.