Dégraissez-moi ça! : Mauvais rêve
L’Américain Michael Moore fustige les grandes corporations états-uniennes et l’esprit d’entreprise qui ne tient aucunement compte de l’intérêt commun. Critique en règle et en humour.
Michael Moore est l’une des principales (et fort sympathiques!) figures de la nouvelle gauche états-unienne. Réalisateur du documentaire Roger & Me (sur la fermeture des usines de la General Motors à Flint, au Michigan), il a également sévi à la télévision avec l’irrévérencieuse série TV Nation.
Dégraissez-moi ça! (Downsize This! en anglais, traduit par Marc Saint-Upery) est une féroce dénonciation de ce qu’il faut bien appeler les crimes de la «corporate America». Page après page, l’ouvrage présente une accumulation de données accablantes sur la dictature socioéconomique des méga-entreprises: aux États-Unis, «40 % de la richesse du pays appartiennent désormais à 1 % de la population»; «les P.-D.-G. des premières trois cents entreprises américaines gagnent 212 fois plus que le salarié moyen»; il «meurt plus d’enfants en bas âge à Washington qu’à La Havane»!
À tous ceux qui en ont assez de tous ces assistés sociaux qui vivent aux crochets de l’État, Moore signale que les dépenses annuelles du gouvernement états-unien en aide sociale aux individus totalisent «cinquante milliards de dollars par an, soit […] 415 dollars par contribuable». Mais que dire de ces parasites qui reçoivent «170 milliards de dollars d’aide aux entreprises. […] Ce qui revient à dire que chacun d’entre nous débourse 1 388 dollars par an pour faciliter la vie aux rupins!»
Qui sont les vrais criminels, demande Moore: ceux qui ont fait feu sur les 15 000 personnes tuées par balles en 1995, ou les chefs des entreprises au sein desquelles, pendant la même année, on a dénombré 56 000 victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles? Ceux qui ont perpétré les vols et cambriolages qui ont coûté 4 milliards de dollars en 1994, ou «les malversations de délinquants en col blanc [qui] ont représenté pour la société une perte de deux cents milliards de dollars»? Qui sont les vrais terroristes: les responsables de l’attentat d’Oklahoma City, ou le consil d’administration de General Motors qui, non content de fermer ses usines, les confie aux bons soins des démolisseurs?
Dégraissez-moi ça! ne serait rien d’autre qu’un réquisitoire de plus contre les affres de la recherche du profit si l’indignation ne s’y revêtait pas d’un solide sens de l’humour et de la dérision. Comme lorsque Moore propose aux opposants à l’avortement de partir en croisade à la défense des pauvres spermatozoïdes! «N’entendent-ils pas les cris de tous ces petits bébés innocents quand leurs progéniteurs, sans l’ombre d’un remords de conscience, les éliminent d’un revers de Kleenex et les jettent à la poubelle?» Et ça devient franchement hilarant (quoiqu’un brin apeurant) quand on apprend que l’idée a été endossée par un représentant de ces fêlés de la morale!
Drôle et mordant, Dégraissez-moi ça! est aussi par moments très touchant, imprégné d’un profond attachement à la classe ouvrière et à quelques idées qui se marient mal avec le profit: l’honnêteté, la dignité, la solidarité… Bien loin de donner dans la gauche-caviar, Michael Moore se revendique ouvertement du «rêve américain», celui qui s’exprime à même les mots que Jefferson inscrivait en 1776 dans les premières lignes de la Déclaration d’indépendance des États-Unis: le droit à «la Vie, la Liberté, et la recherche du Bonheur».
Il faut reprocher à l’éditeur français de l’ouvrage d’avoir retranché une dizaine de chapitres à la version originale (qui traitaient de réalités politiques peut-être trop exclusivement états-uniennes), et éliminé toutes les illustrations qui ponctuaient le livre, entre autres les fiches signalétiques des plus grands «corporate crooks» du pays. Le bouquin n’en demeure pas moins un salutaire exercice de résistance à la dictature économique.
Dégraissez-moi ça! est une lecture dont se régaleront ceux et celles qui n’ont pas un porte-monnaie à la place de la conscience sociale.
Dégraissez-moi ça!
Petite balade dans le cauchemar américain
de Michael Moore
Éd. La Découverte,coll. Cahiers libres, 2000, 212 p.