Laura Restrepo : Le Léopard au soleil
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Laura Restrepo : Le Léopard au soleil

Écrite par quelqu’un d’autre, la même histoire aurait pu être banale. Deux familles de la pègre engagées dans une lutte à finir, on a déjà vu. Mais sous la plume de Laura Restrepo, ça devient du grand art.

Écrite par quelqu’un d’autre, la même histoire aurait pu être banale. Deux familles de la pègre engagées dans une lutte à finir, on a déjà vu. Mais sous la plume de Laura Restrepo, ça devient du grand art.
Le Léopard au soleil, deuxième roman de cette journaliste de métier, met en scène les Barragán et les Monsalve, des familles cousines qu’un meurtre irréfléchi a précipitées dans une guerre fratricide. Riches et puissants, les deux clans règnent sur la Colombie des années quatre-vingt, où l’argent des commerces illicites coule à flots, où les flics et les politiciens, quand ils ne trempent pas eux-mêmes dans la magouille, ferment les yeux pour avoir la vie sauve.
Pour les cousins rivaux, le danger n’en est pas moins présent. Chacun fait sa vie avec une épée de Damoclès au-dessus de lui. "Les hommes tombent dans chaque clan, le sang coule de chaque côté, aucune zeta qui n’ait sa réplique, aucun mort qui ne soit vengé. Mais au final, sur la balance, il n’y a ni vainqueur ni vaincu et c’est la guerre qui triomphe, inépuisable, incontrôlable. Épouse et reine de droit divin. Les deux armées familiales se résignent à cohabiter avec elle comme on s’accommode d’une tare héréditaire."
Plus que le récit de cette guerre, Le Léopard au soleil est une série de portraits poignants, qui nous font pénétrer dans un univers de violence régi par des codes stricts, par un sens de l’honneur implacable, mais où le doute a aussi sa place. Nando Barragán et Mani Monsalve, chefs de leurs clans respectifs, connaissent le doute. Craints autant qu’admirés, ces derniers font partie des quelques intouchables du pays, mais, malgré la richesse et la puissance, chacun se heurte à ce qui ne se monnaie pas. L’un reste hanté par la seule femme qu’il aime vraiment mais qui méprise ce qu’il est devenu; l’autre est en voie de perdre son épouse, qui n’en peut plus de cet univers brutal et le somme de se retirer.
La plus grande qualité de ce livre est l’écriture toujours très juste, infiniment habile de Laura Restrepo (le texte est merveilleusement bien traduit de l’espagnol par Françoise Prébois). Il y a une virtuosité dans les formules, un sens de la description fort original, qui part du détail ou de l’anecdotique pour embrasser, lentement, toute la réalité d’un personnage. Quand l’auteure brosse le portrait de Holman Fernely, un mystérieux tueur à gages, par exemple, quelques mots suffisent à en dire beaucoup: "Il n’a aucune imagination pour parler, il ne fait que répéter ce qui a déjà été imaginé par d’autres. Peut-être pour ne donner aucun indice sur sa psychologie. C’est par la bouche qu’on ferre le poisson et dans bouche cousue n’entre pas mouche, là est peut-être l’explication."
Par ailleurs, le roman est riche d’une narration à deux voix, partagée entre les mots d’un narrateur omniscient et les commentaires de voisins des Barragán, qui se remémorent l’histoire des familles. En fait, c’est la voix du peuple qui intervient, qui auréole de légende les destinées tragiques des héros.
Laura Restrepo confirme par ce roman qu’elle possède l’une des plus belles plumes du monde hispanique.

Le Léopard au soleil, de Laura Restrepo
Éd. Payot / Rivages
2000, 312 pages