M. Crespy / J. Bellefroid : Chasseur de tête / L'agent de change
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M. Crespy / J. Bellefroid : Chasseur de tête / L’agent de change

Que feriez-vous si demain matin votre vie ne tenait plus qu’à un fil, le seul, infime, que vous tend le monde extérieur, pour vous raccrocher à lui? Deux romans traitent de ce thème chacun à leur façon, révélant des auteurs singuliers.

Que feriez-vous si demain matin votre vie ne tenait plus qu’à un fil, le seul, infime, que vous tend le monde extérieur, pour vous raccrocher à lui? Deux romans traitent de ce thème chacun à leur façon, révélant des auteurs singuliers.
Chasseur de têtes, écrit par Michel Crespy (prof de sociologie à l’Université de Montpellier; son dernier livre, Roman d’amour, a été publié en 1984), porte sur un sujet fort à la mode: les ressources humaines, bien que de prime abord un peu rébarbatif. Un cadre au chômage reçoit un jour un courriel qui dit voir en lui le futur employé modèle; s’il voulait participer au stage de sélection, il verrait bien à quel point cette firme de chasseurs de têtes est sérieuse. Isolés sur une petite île perdue on ne sait où, un groupe d’ex-pdg auront à montrer leur savoir-faire, et prouver qu’ils sont les meilleurs. «Au Japon, quand ils embauchent un cadre, ils l’envoient une semaine en haute montagne. Pour qu’il comprenne qu’une cordée vaut ce que vaut son élément le plus faible, que si quelqu’un tombe dans un ravin tout le monde tombe avec lui, que l’équipe ne peut pas aller plus vite que son membre le plus lent. Voilà le programme. Je ne peux pas vous en dire plus, ce sera la surprise. Quelqu’un a-t-il des questions?» Pendant ce supplice, les loups s’entre-déchirent, car tous ont besoin de travail, d’argent et, par-dessus tout, de reconnaissance sociale.

Étude psychologique fouillée, ce roman est surtout un polar, car cette guerre tourne mal, et il aura enquête, comme nous l’indique le narrateur au début du récit, qu’il raconte en flash-back. À l’arrivée, cet ouvrage est également l’occasion d’un commentaire sur le monde du travail, devenu parfois un lieu d’humiliation plus que de fierté, dans ce monde «où il n’y a plus rien d’humain».
Seul dans son rêve éveillé, le héros de L’Agent de change, de Jacques Bellefroid (auteur, entre autres, de Festins de Kronos, Les Clés d’or, Fille de joie), éprouve le même vertige, reeté d’un monde qui ne le comprend pas. Il s’enferme en effet dans une chambre d’hôtel, tous les jours à midi, depuis que sa femme lui a offert un timbre sur lequel vogue, pour de vrai, une goélette. Est-il le seul à la voir? Doit-il en parler à quelqu’un? Sa prison imaginaire deviendra bien réelle au fur et à mesure que passera le temps et que s’éloigneront de lui ceux qu’il croyait connaître. «Ma propre expérience me l’a enseigné, il existe deux côtés dans un bureau: celui du visiteur de passage et celui de l’occupant des lieux, le professionnel. C’est ce dernier qui tient toujours le bon bout. Je n’étais plus l’ami, j’étais une espèce de client isolé sur sa chaise, perdu dans le vide.»

Tous deux écrits au «je», les récits de Crespy et Bellefroid rendent palpable la fragilité des héros dévastés par leur isolement, par ce fossé qui se crée autour d’eux sans qu’ils n’aient plus aucun pouvoir sur la réalité. Avec une écriture très fine, élégante, efficace, les deux romans parviennent à intriguer, plus qu’à émouvoir.

Éd. Denoël, 375 p. / La Différence, 173 p.