Années Beauvoir/Du corps des femmes : Gardes du corps
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Années Beauvoir/Du corps des femmes : Gardes du corps

Quel était le contexte social dans lequel est apparu le livre-choc de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe? C’est ce qu’a étudié Sylvie Chaperon dans son essai Les Années Beauvoir.

Quelques années avant que ne soit publié Le Deuxième Sexe (1949), les Françaises ne votaient pas encore, et un grand nombre d’entre elles figuraient parmi les traîtres à la patrie, comme en témoignait ce rituel de la tonte, imposé à toutes celles qui avaient aimé des Allemands, ou encore parlé, collaboré avec l’ennemi.

En 1945, année d’obtention du droit de vote des femmes en France, cela ne faisait «qu’une queue de plus», parmi celles qui s’étalaient dans les rues du pays, devant les boutiques et les étals vides d’après-guerre. Voter, était-ce réellement important pour les femmes d’alors (si tant est que l’on puisse se poser cette étrange question)? Pour les suffragistes, certainement, c’était même capital, et ce, depuis le début du siècle. Or, pour le gouvernement du général de Gaulle, le suffrage féminin constituait une stratégie politique, aux enjeux économiques importants: il fallait gagner de l’électorat, et tous les partis étaient intéressés par ces nouvelles venues aux urnes, accessoirement caricaturées dans de nombreux journaux et magazines, qui ne supportaient pas qu’une femme manifeste des opinions politiques.

C’est ce que l’on trouve dans la première partie du livre de Sylvie Chaperon, auteure de l’essai Les Années Beauvoir, période dans laquelle s’inscrira la sortie d’un des livres les plus importants du siècle, et pas seulement en France. Chaperon, spécialiste des mouvements de femmes d’après-guerre, brosse un tableau éloquent du climat social, politique et économique de l’époque; portées aux nues par les autorités, les femmes sont encouragées à faire des petits, à s’occuper des hommes qui reviennent et à les nourrir, les cajoler, les réconforter, image magnifiée de la bonne républicaine que l’on oppose aux autres: «La symbolique, dans un sens ou dans l’autre, indique que les femmes appartiennent avant tout à la patrie. Le corps des femmes est partie prenante du corps de la nation.» On pourrait répliquer sans se tromper que les hommes le sont encore plus, eux qui ont seri de chair à canon sur les champs de bataille. La différence? Ils avaient le droit de vote, donc, théoriquement, la possibilité de changer le monde.

Lorsque Simone de Beauvoir publiera Le Deuxième Sexe, c’est un peu ce qu’elle fera. Si ce livre marquant accusait le début d’une ère nouvelle pour les femmes, les critiques n’ont alors rien vu; ils (ce sont des hommes) qualifièrent plutôt les idées de Beauvoir de «philosophie de bidet» ou de «pédantisme d’alcôve», comme le signale Chaperon. Ils se sont trompés, bien sûr, puisque le féminisme, véritable vague de fond, aura presque changé le monde.

C’est l’une des qualités du livre de Chaperon, que de montrer, après avoir présenté les différentes idéologies féministes d’alors, l’impact du Deuxième Sexe, et du silence des associations féministes, muselées pas la peur de prendre position. Beauvoir revendiquait alors la liberté de pensée pour les femmes; et, en bonne existentialiste, remettait sur leurs épaules la responsabilité du choix de leur vie, de leur destinée. Ultimement, c’est certainement son discours sur la liberté de disposer de son corps qui aura le plus scandalisé les bien-pensants, hommes et femmes.

Tir groupé
Le Deuxième Sexe est aussi marqué par une grande modernité: il a cristallisé les savoirs de l’époque, puisque Beauvoir fit appel à la psychiatrie, à la sexologie, et mit à profit les progrès de la médecine pour étayer ses thèses. Aujourd’hui, le mouvement est inversé, les femmes ayant intégré ces disciplines, comme en témoigne une profusion de documents et d’essais qui sortent des universités et centres de recherche, féminins ou non, et ce, depuis une quinzaine d’années.
C’est ce qu’illustre Du corps des femmes, Contrôles, surveillances et résistances, un recueil d’articles signés par des femmes de différents horizons (criminologie, travail social, sociologie) qui observe, à travers le prisme de chacune des spécialisations, la place du corps féminin dans la société, u le regard qu’on porte sur lui. Le deuxième chapitre, Corps en danger, mères sous contrôle, écrit par Cécile Coderre et Colette Parent, est parmi les plus instructifs; il établit en effet un lien entre les réalités économiques et sociales de l’industrialisation aux États-Unis et l’accroissement de la prostitution des femmes. Cette perspective historique parvient à exposer les enjeux pour l’économie américaine que représente le cheap labor des femmes (et des enfants), et à expliquer les idéologies qui sous-tendaient le travail social à cette époque. «En fait, le mouvement de professionnalisation du service social mené par des femmes et qui a permis à celles-ci d’obtenir un certain monopole des services sociaux, s’est fait dans une certaine mesure à partir du contrôle du corps des jeunes femmes.»
Ce livre, comme bien d’autres du genre, est rempli de découvertes. Malheureusement, le ton «scientifique» et «objectif» ôte tout plaisir à la lecture et ne touchera pas beaucoup de lectrices. Dommage.

Les Années Beauvoir, 1945-1970
de Sylvie Chaperon
Éd. Fayard, 2000, 430 p.

Du corps des femmes
Contrôles, surveillances et résistances

dir. Sylvie Frigon et Michèle Kérisit
Les Presses de l’Université d’Ottawa
2000, 307 p.