François Couture / Joëlle Losfeld : Ouvrir la voix
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François Couture / Joëlle Losfeld : Ouvrir la voix

Dans le monde de l’édition, que ce soit au Québec ou ailleurs, chaque maison a sa propre personnalité. Nous avons rencontré deux éditeurs, l’une française, Joëlle Losfeld, et l’autre québécois, François Couture, qui disent publier de la littérature «hors norme». Stratégie commerciale ou véritable philosophie?

Depuis que le métier d’éditeur existe, il y a toujours eu des gens pour essayer de faire les choses autrement. Dans le cas de Joëlle Losfeld, c’est une tradition familiale que de publier des écrivains dits marginaux, un style de littérature original, puisque son père, avec les éditions Arcanes, fondées en 1951 (renommées du Terrain Vague en 55), le faisait déjà. Elle a repris la barre, et travaille depuis huit ans sous son propre nom. Et, avouons-le, il ne doit pas être facile de débarquer dans les salles de rédaction parisiennes avec un roman de prime abord «invendable» sous le bras.
Losfeld, de passage dans nos bureaux la semaine dernière, en convient. «Surtout, on ne comprenait pas que je n’aie pas d’attaché de presse avec moi! De plus, j’étais affreusement timide. Mais petit à petit, j’ai fait ma place. Et puis je ne fais pas ce métier pour faire fortune!»

Nous avons aussi connu des éditeurs pleins de fougue, au Québec, ces dernières années. Le marché est plus petit, mais il faut tout de même un certain courage pour se lancer dans le métier, audace qu’a eue par exemple Michel Brûlé avec sa maison Les Intouchables (bien nommée pour désigner ces écrivains dont personne ne voulait). Or, Brûlé a fait de bons coups et se taille aujourd’hui une place, même modeste, dans le milieu. François Couture, lui, commence à peine sa deuxième année avec la maison L’Effet pourpre qu’il a fondée en 1999. Il publie, entre autres, Maxime-Olivier Moutier, qui a fait une entrée remarquée en littérature en évoquant sa tentative de suicide, ses problèmes psychologiques, et dont les livres ont touché une bonne partie du public québécois; Couture publie également cet automne le premier livre de Sylvain Houde, journaliste (l’un de nos collaborateurs), recherchiste, et musicien, lui aussi difficile à cataloguer puisqu’il cumule plusieurs métiers et qu’il s’intéresse à des sujets, disons, tabous.

Ecrire dans la marge
La définition de la marginalité n’est pas une mince affaire; de plus, à force de vouloirse démarquer de la norme, ne finit-on pas par devenir affreusement conformiste? Nos deux éditeurs invités s’accordent au moins sur une chose: ils veulent faire entendre des voix différentes. Par exemple, Losfeld publie Albert Cossery, un écrivain qui vit déjà, en soi, une existence romanesque, puisqu’il habite une chambre d’hôtel depuis des années (Le Louisiane, à Paris), et qu’il vit complètement hors du système. Dans ce cas, le geste rejoint la parole, puisqu’il écrit contre le système capitaliste caractérisé, entre autres, par l’accumulation de biens. «Cossery est en totale adéquation avec ce qu’il écrit, explique Joëlle Losfeld. Il veut échapper aux préoccupations matérielles: tantôt il a de l’argent, tantôt non. C’est un marginal, un anticonformiste. Mais c’est un cas, tout le monde n’est pas obligé de vivre comme ça.»

Qu’est-ce que la littérature «hors norme»? N’est-ce pas un moyen détourné pour qualifier des oeuvres qui n’entrent dans aucune catégorie, ou … qui ne trouvent pas preneur autrement? Losfeld a une autre explication. «Ce n’est pas seulement nous qui l’appelons comme ça: cette marginalité, elle est aussi dans le regard des autres. Pour ma part, j’ai une vision de la littérature totalement différente de celle qu’ont les grandes maisons d’édition. En fait, dans mon cas, publier de la littérature requiert deux éléments indispensables: un auteur qui écrit des choses différentes (de quoi? nous n’arriverons pas à trouver la réponse au bout de cette entrevue!, ndlr), qui ait une vision originale. Et ça ne veut pas dire que l’écrivain en question doit absolument être un marginal: je suis trop attachée au pouvoir subversif de la littérature pour m’attacher à quelque chose qui serait de l’ordre de la représentation comme le mode de vie, l’habillement, etc. Le second élément important, c’est le contact avec les écrivains. Il faut qu’il y ait un rapport entre eux et moi, que l’on se parle du livre, de leur démarche, de littérature; bref, il faut qu’il y ait un lien unique.»

François Couture et du même avis. «Pour moi, dire "littérature hors norme" est presque un pléonasme. J’ai fondé ma maison précisément pour ça: parce que j’entendais des gens autour de moi qui avaient autre chose à dire, et qui ne trouvaient pas de voie pour s’exprimer. Il doit donc exister une structure en littérature pour recueillir ces voix, justement. Mais attention: ça ne veut pas dire que tout être marginal écrit des livres qui sont pertinents!»

Couture dit se poser deux questions avant de publier un livre. «La première: Quelqu’un d’autre aurait-il pu écrire ce roman? Si je réponds non, je passe à la deuxième question: Est-ce que ça m’instruit? Y a-t-il dans ce livre une autre vision du monde? Mon travail, c’est ça justement: je veux publier une vision du monde, parce que je veux changer le monde, aussi naïf que cela puisse paraître. Je veux savoir ce que c’est qu’être une vieille personne, un adolescent, à Montréal ou ailleurs, je veux découvrir d’autres perspectives. Je considère que c’est mon rôle.»

Comme le dit Losfeld, «la littérature est une affaire de questions, et pas de réponses». Selon elle, le type d’édition qu’elle pratique, tout comme François Couture, contribue à diversifier les horizons, les paroles, ce que ne fait pas nécessairement une institution comme l’école, par exemple. «L’école est là pour apprendre aux enfants à se conformer à un ensemble de règles, explique-t-elle. Il faut donc que d’autres instances les amènent à se questionner.»

Et à bouleverser l’ordre établi. On le voit avec le phénomène Harry Potter, ce roman de Joanne Rowling, qui fait fureur: alors que les maisons d’édition jeunesse conventionnelles produisent une littérature souvent didactique, que leurs livres ne dépassent pas tel nombre de pages de crainte d’effaroucher leur public, l’histoire du petit magicien pulvérise les records de vente en présentant un livre de quatre cents pages, en tout petits caractères… Voilà un exemple de littérature «hors de la norme» qui a bien marché!

L’inquiétante étrangeté
Les deux éditeurs que nous avons rencontrés ont une prédilection pour le thème de l’expérience des limites, quelles qu’elles soient. François Couture est clair: «De mon côté, plusieurs des auteurs que je publie ont flirté avec les limites noires de l’être humain, ce que le commun des mortels n’ose pas faire, je crois. Et la littérature devient alors un lieu de transmission de ces savoirs.» Losfeld exprime le même point de vue. «Personnellement, je privilégie une certaine façon de parler de l’extrême pour une compréhension du quotidien et du réel. Selon moi, c’est en cherchant dans une expérience-limite, "extrême", que l’on peut mieux comprendre notre vie à nous. Je vous donne un exemple: l’écrivain Michel Leiris (1901-1990, L’Âge d’homme, La Règle du jeu) était allé un jour participer à une mission en Afrique, en tant qu’ethnologue, et quand il est revenu chez lui, il a publié des textes, comme L’Afrique fantôme, qui n’avaient rien à voir avec ce qu’on attendait de lui: en fait, il a effectué un travail d’ethnologue, mais sur lui-même. D’ailleurs, il s’est fait jeter de ce groupe de travail. Parce qu’il lui a semblé que pour faire son rapport, il devait partir de lui-même, de la partie la plus obscure de lui-même, pour toucher l’humain. Je suis passionnée par ce mode d’investigation, très proche de la psychanalyse.»

Tout le monde n’est pas prêt à travailler sur des textes différents, marginaux, anticonformistes. «Surtout parce que ce sont rarement des succès sur le plan commercial, répond Losfeld.» Soit. Mais il arrive même aux éditeurs dits «traditionnels» de publier des livres qui ne marchent pas. Alors, où est la différence? Selon Couture, c’est le contact avec l’écrivain qui change dans les petites maisons comme la sienne. «Je crois personnellement qu’au Québec, il existe bien peu de directeurs littéraires. C’est pourtant le pivot de l’édition.» Pour Losfeld, l’auteur devient très souvent un ami. «Je ne pourrais amais travailler dans les grandes maisons, justement à cause de cela: certains auteurs n’ont jamais vu leur éditeur! Ils ne se connaissent pas.»

Si l’on se demandait pourquoi éclosent ces temps-ci tant de petites maisons d’édition, au Québec comme en France, voilà peut-être une explication?