Michael Ondaatje : Le fil de l'histoire
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Michael Ondaatje : Le fil de l’histoire

Michael Ondaatje revient en force avec un grand roman: Le Fantôme d’Anil. À travers le récit d’une jeune Sri-Lankaise, c’est son pays d’origine que l’écrivain canadien revisite, évoquant ses guerres, ses trahisons, ses beautés. À la fois «enquête et méditation», comme nous le confie Ondaatje, ce roman fait état de la grâce et de la cruauté des hommes.

En 1993, peu après avoir remporté, ex aequo avec l’auteur britannique Barry Unsworth, le très prestigieux Booker Prize pour L’Homme flambé (devenu Le Patient anglais au cinéma, et désormais réédité sous ce titre), Michael Ondaatje, premier et seul Canadien à avoir jamais reçu cet honneur, donnait une entrevue à Alberto Manguel. «Si je pouvais n’en faire qu’à ma tête, lui avouait-il, je serais anonyme. Je laisserais le lecteur seul avec le livre. Ce serait l’idéal. Une relation amoureuse sans chaperon» (L’actualité, 15 mai 1993)

À l’instar de plusieurs auteurs (malheureusement pour nous, ce sont souvent les meilleurs), ce grand écrivain d’origine sri-lankaise a du mal à parler de ses livres. L’entrevue qu’il nous accorde au téléphone, de Toronto, en plein congé de la fête du Travail, doit être brève. Il est sur le point de partir pour une épuisante tournée en France, sans escale à Montréal, ce sera pour une autre fois. D’entrée de jeu, il me prévient que son téléphone lui joue parfois des tours: «Si vous n’entendez plus ma voix, dit-il, restez en ligne, ça arrive parfois.» Le volume est faible, la ligne, épileptique, je perds des bouts de phrases, et si je n’avais pas l’immense respect que j’ai pour l’homme, je le soupçonnerais presque d’avoir choisi à dessein un portable de piètre qualité, histoire d’abréger ses souffrances! N’allez pas croire pourtant que le poète et romancier soit discourtois.

Seulement, pour l’auteur d’Un air de famille, du Blues de Buddy Bolden et d’Écrits à la main, son dernier recueil de poèmes qui paraîtra dans deux semaines, il est clair que tout ce travail promotionnel n’est qu’un mal nécessaire. «C’est difficile de parler d’un livre, s’excuse-t-il. Quand on écrit, on est dans l’intimité. Et puis, soudain, on se voit propulsé dans la foule. Je ne m’y habitue pas.»

Souvenirs du monde
Tout juste sorti des presses, Le Fantôme d’Anil est peut-être celui de se romans qui lui est le plus proche et le plus douloureux. Avec comme toile de fond le Sri Lanka, ses paysages extraordinaires, ses mille vestiges du passé, ses statues du Bouddha, ses ruines vieilles comme le monde, les reflets dorés des multiples religions qui s’y sont côtoyées, les traces des occupants qui s’y sont succédé, une petite île immensément riche en beautés et pourtant minée par une guerre interne absurde et incompréhensible.

L’histoire du Fantôme d’Anil se passe entre le milieu des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, alors que le Sri Lanka vit une période de grands troubles «impliquant le gouvernement, les rebelles antigouvernementaux au Sud et les guérilleros séparatistes au Nord. Bien que des organisations et des événements semblables à ceux décrits dans cette histoire aient existé, écrit Ondaatje en avant-propos, les personnages et les péripéties du roman sont pure invention. Aujourd’hui, la guerre se poursuit, sous une autre forme.»

Au commencement de ce roman, il y avait donc la situation au Sri Lanka, que l’homme observait de loin, du Nord de l’Amérique. «Je voulais essayer d’y trouver un certain sens, raconte Ondaatje, puis c’est devenu presque une méditation. En partie une méditation, et en partie une enquête. Et c’est très déroutant, très difficile d’essayer de comprendre ce qui se passe, réellement, là-bas. Tout le monde a des théories différentes. D’un point de vue occidental, c’est incompréhensible. Pour moi, ce livre est moins un roman politique qu’un roman qui parle d’êtres humains pris à l’intérieur d’une situation politique.»

Le Fantôme d’Anil raconte l’histoire d’une jeune femme qui revient au Sri Lanka après quinze années d’absence. Son diplôme de médecin légiste en poche, Anil est engagée par Amnistie internationale pour enquêter sur les tortures, enlèvements et meurtres qui se multiplient sur son île natale sans jamais être revendiqués. Pour la seconder, le gouvernement lui impose de faire équipe avec Sarath, un archéologe. «Nous avons à enquêter essentiellement sur des exécutions sauvages perpétrées par des groupes inconnus, expliquera Sarath. Peut-être les insurgés, peut-être le gouvernement ou peut-être les guérilleros séparatistes.» Une mission impossible, dans un monde où «la plupart du temps, la vérité n’est qu’une opinion», une investigation des plus infimes signes, semée de mines, où personne ne connaît les motivations de l’autre, où la vérité est réduite en miettes et en cendres, et enfouie dans le sol des grottes, mêlée aux ossements vieux de plusieurs siècles. En cours d’enquête, Anil et Sarath trouvent un squelette qu’ils baptisent Marin. En procédant à une foule d’analyses, ils découvrent que la mort est relativement récente. Ce squelette devient le fantôme d’Anil. Et les recherches effectuées pour
retrouver les causes et les responsables de la mort, le moteur du livre ; le mystère à résoudre, le lien qui unira tous les personnages. Selon Ondaatje, Anil est pour le lecteur «une sorte de traductrice, une interprète, un guide. Mais un guide qui n’est pas totalement fiable, dit-il, puisqu’elle est devenue elle-même étrangère dans son propre pays».
Est-ce ainsi qu’il se sent, lui-même, aujourd’hui? Lui qui quittait son île à l’âge de onze ans pour aller étudier en Angleterre, puis au Canada, avant de s’y installer pour de bon?

«Plus maintenant, répond l’homme. Enfin, oui, je suis étranger de plusieurs façons, mais plus comme je l’avais senti quand j’y suis retourné pour la première fois, à la fin des années soixante-dix. À cette époque, je ressentais sensiblement ce qu’Anil ressent, en voyant tous les changements qui s’étaient opérés dans le pays.»

Artisan de la littérature
À travers Anil, Sarath, et beaucoup d’autres personnages, dont un vieil épigraphiste devenu aveugle et vivant en ascète, et un artiste alcoolique qui jadis peignait les yeux des statues du Bouddha, selon un cérémonial fascinant vieux de plusieurs siècles, Ondaatje évolue librement, jouant sur les points de vue, et réussisant ainsi à présenter une multitude de facettes de son pays natal.

L’auteur a mis presque sept ans pour écrire ce roman d’une douloureuse beauté. «J’ai fait beaucoup de recherches, j’ai appris énorméement sur l’anthropologie, l’archéologie, le bouddhisme, la médecine légale, la géographie, l’histoire. C’est ce que j’aime dans le travail d’écrivain, ça me permet d’apprendre une quantité de choses, et de les transmettre, de les pénétrer par l’écriture. Tout en cherchant le sens intime des choses, et en essayant d’ être le plus honnête possible. Et puis, ce que j’aime, c’est le plaisir de fabriquer quelque chose. Le plaisir de l’artisan. Pendant six ou sept ans, je me promène entre les idées, je cueille des choses à droite et à gauche, des choses que j’apprends ou que j’ai apprises, ou dont je suis curieux. Et puis arrive le jour où je dois les rassembler, les ajuster pour leur donner la forme qui leur convient, la forme la plus serrée, la moins diffuse possible. C’est tout cet étrange plaisir de fabriquer quelque chose qui soit artificiel, mais aussi, enfin c’est ce que j’espère, qui soit honnête et intime.»

Le Fantôme d’Anil
de Michael Ondaatje
traduit de l’anglais par Michel Lederer
Éd. Boréal, 2000, 313 pages