Pierre Bourdieu : Les Structures sociales de l'économie
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Pierre Bourdieu : Les Structures sociales de l’économie

Pierre Bourdieu est un sociologue dont on parle beaucoup, mais que peu de gens lisent vraiment. Parce que ses travaux sont d’un accès difficile: les phrases y souffrent d’obésité syntaxique (la moindre d’entre elles compte en général une douzaine de lignes!), et la compréhension de chacun de ses ouvrages implique la connaissance d’un ensemble de concepts définis au fil des publications précédentes. Les Structures sociales de l’économie est un titre qui en promet bien plus que le bouquin n’en contient

Pierre Bourdieu

est un sociologue dont on parle beaucoup, mais que peu de gens lisent vraiment. Parce que ses travaux sont d’un accès difficile: les phrases y souffrent d’obésité syntaxique (la moindre d’entre elles compte en général une douzaine de lignes!), et la compréhension de chacun de ses ouvrages implique la connaissance d’un ensemble de concepts définis au fil des publications précédentes.
Les Structures sociales de l’économie est un titre qui en promet bien plus que le bouquin n’en contient. Le livre aurait dû être identifié "Le marché de la maison", d’après l’appellation du segment qui occupe les deux tiers du livre, et dans lequel Bourdieu met au jour la logique des divers phénomènes sociologiques liés à l’achat d’une maison. Mais parce que l’analyse y est essentiellement fondée sur des données françaises, elle conduit à des conclusions qu’il serait bien difficile d’acclimater au contexte nord-américain, où l’idée de chez-soi est fondamentalement différente de celle qu’on s’en fait en Europe.
Aussi est-ce seulement dans les parties qui servent d’introduction et de conclusion à l’ouvrage que Bourdieu esquisse la théorie générale promise dans le titre. Pas étonnant qu’on n’y retrouve rien de vraiment nouveau et, surtout, aucune notion que Bourdieu n’ait pas développée dans d’autres bouquins.
Le grand intérêt des travaux de Bourdieu est de démontrer que tous nos comportements sont liés à ce qu’il appelle un "habitus": à ce qu’il définit, dans Les Structures sociales de l’économie, comme une "spontanéité conditionnée". Notre vie quotidienne est ponctuée de gestes que nous posons sans jamais vraiment en interroger la valeur, le sens et l’utilité; par exemple, le fait d’arriver à l’heure à l’ouvrage, de s’adresser sur tel ton à un subalterne, et sur tel autre à un supérieur, etc. Ces diverses "pratiques" sont déterminées par un ensemble de règles que nous avons tellement intériorisées qu’il nous est difficile d’imaginer qu’il puisse être possible de nous comporter autrement. Tous ces agissements qui nous viennent "naturellement" sont les fruits d’un conditionnement qui baigne dans l’"amnésie de [sa] genèse"; ces règles de comportement nous semblent être spontanées dans la mesure où nous ne nous souvenons pas de les avoir apprises.
Les segments théoriques des Structures sociales de l’économie ne font rien de plus qu’appliquer ces principes au domaine des échanges économiques: il n’est pas "naturel", par exemple, de vouloir faire du profit en revendant sa maison, cela même lorsqu’on transige avec un ami. Le phénomène s’explique par le fait que nous vivons désormais dans une société où les règles de fonctionnement du "champ" du commerce pénètrent de plus en plus le domaine des relations interpersonnelles.
Bourdieu nous dit que, contrairement à ce que tentent de nous faire croire les idéologues de la mondialisation, il n’est pas "naturel" de tout mesurer en termes de pertes et profits. Sauf que, pour le démontrer, le sociologue se contente de souligner que les théories développées dans ses travaux précédents s’appliquent aisément au domaine de l’économie.
Les Structures sociales de l’économie s’adresse donc à des "bourdieusiens" déjà convaincus! Depuis quelques années, Bourdieu tend d’ailleurs de plus en plus à se contenter de mettre en pratique ses théories, sans en expliciter les fondations autrement que par des notes en bas de page renvoyant à ses publications précédentes. En ce sens, ses récents travaux semblent désormais succomber à la même "amnésie de la genèse" dont ils ne cessent de dénoncer les conséquences au sein des phénomènes sociologiques sur lesquels ils se penchent…

Éd. Seuil, coll. Liber, 2000, 296 p.?