Nietzsche : Notes de tête
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Nietzsche : Notes de tête

Il y a cent ans mourait l’un des grands penseurs modernes. Les Cahiers de l’Herne lui ont consacré tout un numéro, mais ne rendent pas justice à la richesse de l’oeuvre nietzschéenne.

C’est l’année Nietzsche. Le philosophe est décédé le 25 août 1900, à l’âge de 56 ans, une décennie après avoir sombré dans le silence de la folie. Mais sa pensée conserve une telle actualité qu’on a de la difficulté à admettre qu’elle n’est pas de ce siècle.
Nietzsche n’a cessé de s’attaquer à ce qui empêche les humains d’être à la hauteur d’eux-mêmes: la religion et les idéologies, ces bureaucraties de l’esprit. Il s’en prend à toutes les formes de prêt-à-penser, particulièrement celle à laquelle on donne le nom de patriotisme. Son grand ennemi est la morale de la classe montante de son époque et qui domine la nôtre: la petite-bourgeoisie. Rien ne lui répugne plus que les parvenus, ceux qui sont confortablement satisfaits de ce qu’ils sont. Parce que c’est le dépassement de soi qui l’intéresse: une idée qu’il incarne dans le personnage du surhomme, lequel a bien peu de choses en commun avec l’éloge de la force et de la domination brutes qu’ont voulu y voir les fascistes et les nazis. Nietzsche nous fait comprendre que l’État est un "monstre froid", au sein duquel l’intellectuel doit "être la mauvaise conscience de son siècle".
Il existe déjà tellement de bouquins sur la pensée de Nietzsche qu’il est difficile d’imaginer qu’on puisse trouver encore, à l’occasion du centenaire de sa mort, quelque chose de nouveau à dire à son propos. Ce que confirme le Cahier de l’Herne qui vient de paraître.
Ces Cahiers sont d’ordinaire des publications qui font date parmi les études consacrées aux oeuvres et aux auteurs sur lesquels ils se penchent: parce que la pénétration des commentaires s’y double d’habitude d’une clarté exemplaire. Mais voilà que les vingt-trois articles regroupés dans le Nietzsche qui vient de paraître (sous la direction de Marc Crépon) constituent un lourd pavé de dissertations indigestes et de démonstrations savantardes ponctuées de citations en allemand et en grec ancien! Ce qui, loin de constituer un hommage, est un affront à celui qui était convaincu que "ce qui a besoin d’être prouvé ne vaut pas grand-chose"!
Les écrits de Nietzsche sont d’un accès beaucoup plus aisé que ses exégètes semblent vouloir le faire croire. Ce qui donne raison au philosophe de se méfier de tout ce qui s’appelle disciples: " Tu voudrais te décupler? Te centupler? Tu cherches des partisans? – Cherche des zéros! – "

La longue portée
Nietzsche se lit comme on écoute de la musique: du Beethoven, du Wagner, et même du jazz! Vers la fin de sa vie, Nietzsche était fasciné par la "gaieté africaine" qu’il entendait dans Carmen, de Georges Bizet; une génération avant qu’elle ne survienne, il avait l’intuition d’une révolution musicale abreuvée de sources africaines: le jazz!
Nietzsche était un pianiste talentueux, et il a composé quelques oeuvres sinon remarquables, à tout le moins étonnantes. Il existe quatre disques consacrés à ses pièces musicales, dont un album intitulé The Compositions of Friedrich Nietzsche, sur étiquette des Concordia Productions, de l’université montréalaise du même nom.
Tous les textes de Nietzsche résonnent de musique: "Sans la musique, la vie serait une erreur", écrivait-il; il disait aussi: "Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser." D’ailleurs, les seules pages du Cahier de l’Herne qui ne soient pas totalement imbuvables sont celles consacrées à ce sujet.
Mais Nietzsche ne fait pas que parler souvent de musique; c’est toute sa réflexion qui participe moins du raisonnement que de la résonance: d’une manière de composer avec des idées! Ses ouvrages tiennent au seul agencement de leurs motifs. On ne saurait les résumer, pas plus qu’on ne peut résumer une composition de Bach ou de Duke Ellington: on peut tout juste en exposer les thèmes. Interpréter de la musique, c’est jouer; Nietzsche nous invite à jouer de la pensée.
Les écrits de Nietzsche relèvent moins de la philosophie que de la littérature. Leur lecture demande le même genre d’attention qu’exige la poésie. Aussi faut-il les aborder dans leurs traductions les plus littéraires (quoique parfois inexactes, chicaneront ses commentateurs particulièrement pointus), comme celles réunies dans les deux volumes de ses Ouvres publiées dans la collection Bouquins de Robert Laffont. Et peut-être commencer par Humain, trop humain, ou avec Par-delà le bien et le mal – surtout pas par le genre d’études qu’on retrouve dans ce Cahier de l’Herne!
On ne lit pas Nietzsche pour passer le temps, pour se détendre ou se divertir; on le lit pour ébranler ses certitudes. Lire Nietzsche, c’est du sport! Un sport extrême: un rush d’adrénaline pour les neurones.

Nietzsche
sous la direction de Marc Crépon
Éd. L’Herne, no 73, 2000, 478 p.