Amin Maalouf : Un pont entre deux rives
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Amin Maalouf : Un pont entre deux rives

L’oeuvre d’AMIN MAALOUF élève un pont entre l’Orient et l’Occident. Sa plume jette un éclairage inédit sur le passé et le présent du Proche-Orient, région déchirée par des conflits complexes que nombre d’Occidentaux ne cherchent même plus à comprendre. Nous l’avons joint chez lui, à Paris, quelques jours avant sa visite à Québec destinée à promouvoir son plus récent roman, l’ambitieux Périple de Baldassare.

Originaire du Liban et établi en France depuis une vingtaine d’années, Amin Maalouf est tout désigné pour tisser des liens conciliants entre l’Europe et le Proche-Orient. On exagérerait à peine en disant qu’il y était destiné. Né dans une famille chrétienne en pays arabe, il cultive une indépendance d’esprit qui l’incite à poser un regard autre sur ce qui l’entoure, à ne pas endosser aveuglément les vérités admises par la majorité. Il s’y efforce dès Les Croisades vues par les Arabes, essai publié en 1983 où il propose au lecteur français une tout autre vision de cette période capitale de l’histoire de l’Europe. Ce sont toutefois ses magnifiques romans, dont Léon l’Africain et Le Rocher de Tanios (prix Goncourt, 1993), qui en ont fait la voix de l’Orient en France.

Quelques jours avant son arrivée en sol québécois – et avant l’actuelle flambée de violence au Proche-Orient -, Maalouf se montre d’une grande sérénité. Comme Ossyane Ketabdar, protagoniste de son roman Les Échelles du Levant, il parle "avec une douce lenteur, comme s’il devait épousseter chaque mot avant de le produire". Sa voix grave, où l’on décèle un lointain accent arabe, est hésitante. Durant chacun des courts silences qui entrecoupent ses phrases, on devine que l’auteur soupèse des mots, qu’il cherche celui qui exprimera le mieux sa pensée.

La fuite en avant
La nécessité de trouver le mot juste, l’écrivain né en 1949 l’a d’abord éprouvée dans le journalisme. Reporter en vue du quotidien libanais An-Nahar dans les années 70, il a parcouru des dizaines de pays et couvert des conflits majeurs tels la guerre du Viêtnam et la révolution iranienne. Quand la guerre éclate au Liban, il trouve refuge à Paris. Il poursuit sa carrière à l’hebdomadaire Jeune Afrique dont il devient le rédacteur en chef. Mais en lui, quelque chose s’est brisé. Pour recoller les morceaux, il explore une nouvelle voie, le roman.

Lorsque Léon l’Africain paraît, en 1986, Maalouf tâte de la fiction depuis 10 ans déjà. En cachette, bien sûr. Son premier roman, amorcé au tout début de la guerre, il ne l’a jamais achevé. "C’était ma manière d’échapper à la guerre, de lui tourner le dos, explique-t-il. En plus, c’était un roman qui ne parlait pas de la guerre… Je crois que, pour une question d’hygiène mentale, j’avais besoin d’aller ailleurs, de ne pas rester en tête à tête avec l’actualité, avec la guerre du Liban et tous ces événements."

En plus de consommer sa rupture avec le journalisme, sa conversion au roman lui semble mieux convenir à son tempérament. "Dans ma jeunesse, j’avais l’impression d’être un militant. Je m’intéressais à la politique et, avec le temps, je me rends compte que si les événements ne m’avaient pas détourné de cette voie, j’aurais fait un piètre militant, assure-t-il. Je n’ai pas un intérêt assez profond pour l’action politique pour y consacrer ma vie, alors qu’au moment où j’ai commencé à écrire, je me suis rendu compte que c’était quelque chose qui pouvait remplir ma vie. Peu à peu, je me suis éloigné de tout ce qui concerne l’actualité et je crois que je m’en éloignerai davantage à l’avenir."

Âge de déraison
Le Périple de Baldassare marque le retour de Maalouf à la fiction, après un brillant détour par l’essai (Les Identités meurtrières). Dans son esprit, c’est du pareil au même, ou presque. "Un livre comme Les Identités meurtrières, c’est une manière pour moi de dire de façon explicite des choses qui transparaissent de manière implicite dans mes romans. C’est un moment de réflexion, de méditation, de clarification, plutôt qu’une nouvelle voie d’écriture. Là où je m’exprime avec le plus de spontanéité, insiste-t-il, c’est dans le roman."

Négociant en curiosités issu d’une famille génoise installée au Levant depuis des générations, Baldassare Embriaco est homme de raison. Marchand érudit et prospère – son magasin de curiosités est le plus renommé d’Orient -, il est animé d’une foi qui laisse place au scepticisme. Mais quelques mois avant l’année de la Bête, 1666, Baldassare sent une ombre inquiétante peser sur son corps et sur le monde. Il se lance alors à la poursuite d’un livre censé apporter le Salut à un monde où règnent la confusion et la superstition.

Au moment de quitter son village natal, Baldassare se promet "d’écrire chaque jour sa peine", de tourner la page sans jamais relire, "afin qu’elle soit prête pour accueillir les étonnements à venir". On le suit pas à pas dans cette épopée qui le mènera de Constantinople à Smyrne, de Gênes jusqu’à Londres. Il frôle la mort, se mesure à des brigands, se lie d’amitié avec un pirate, traverse des cités à la merci de religieux fanatiques et d’autres sombrant dans la déraison. Lui-même n’y échappe pas. Son esprit tangue, un jour il croit fermement au pouvoir du livre sacré qu’il poursuit, le lendemain il se convainc que tout cela n’est que mensonge et faiblesse d’esprit… Inévitablement, la quête du livre se transforme pour Baldassare en une quête de sa propre vérité, de sa propre identité.

Fable d’un autre âge?
Comme plusieurs autres romans de Maalouf, Le Périple de Baldassare est plus qu’une simple esquisse, c’est une fresque historique, intellectuelle et sensuelle qui veut rendre compte des bouleversements de toute une époque. C’est une grande tragi-comédie où le décor est aussi important que les acteurs. Le drame, c’est l’époque elle-même, l’année 1666. Le négociant en curiosités dont on suit les traces – et les états d’âme! – n’est que le guide plus ou moins éclairé qu’on nous a assigné pour cette traversée faisant écho à la folie millénariste qui a frappé le monde à l’orée de l’an 2000. En littérature, le hasard n’existe pas…

"C’est vrai que les diverses réactions qu’on a observées un peu partout dans le monde à l’approche de l’an 2000 faisaient penser à une époque comme celle-là, concède le romancier. Chez nous qui vivons à une époque de respect de la science et de la technologie, l’approche de l’an 2000 s’est manifestée par la fameuse histoire du bogue. Soudain, toutes nos frayeurs millénaires trouvaient un merveilleux déguisement, le plus moderne qui soit; mais c’était quand même cette frayeur ancestrale de voir le monde sombrer dans le chaos à cause d’une date! Extérieurement, nous sommes épris de modernité, mais, à l’intérieur, nous sommes encore attachés à certaines croyances archaïques."

Le Périple de Baldassare, on l’aura compris, est une manière pour Maalouf de s’élever contre ce voile de superstition qui plane sur un monde qui se targue d’avoir atteint l’âge de raison. "Tout au long du livre, j’avais à l’esprit une phrase du peintre Goya: "Le sommeil de la raison engendre des monstres." C’est vrai que j’ai parfois le sentiment que la raison sommeille, que nous avons tous beaucoup de complaisance à l’égard de tout ce qui défie et ridiculise la raison. Il y a toujours un reste de pensée magique qui s’insinue dans notre vie et c’est un peu contre ça que s’élève le livre."

"Baldassare n’est pas un militant, précise Maalouf, c’est un homme de raison qui, en même temps, doute de la raison. Il reflète les hésitations qu’il peut y avoir, même chez moi. Je ne me considère pas totalement à l’abri de la tentation de la déraison. Quand on est mortel, on a toujours la tentation de croire à certaines choses qui peuvent transcender la mortalité. On est prêt à écouter beaucoup de fables…"

Confession sur l’oreiller
L’univers de Maalouf, c’est un humanisme lucide, et une constante invitation à respecter l’Autre au-delà des différences. Un thème cher à l’auteur des Identités meurtrières, qui croit que l’identité de chacun résulte de la somme de toutes ses appartenances. Le récit de Baldassare n’y fait pas exception puisque le négociant passe son temps à nouer des amitiés improbables avec des personnes desquelles ses origines génoise et chrétienne devraient l’éloigner: juifs, musulmans, anti-papistes, vénitiens, etc.

Mais l’univers de Maalouf, c’est aussi un ton inimitable, attachant, entre courtoisie et séduction. Laissant à d’autres les écarts de langage et les pirouettes stylistiques juste bonnes à épater la galerie, l’écrivain a choisi de murmurer ses histoires. Il aborde l’écriture avec une délicatesse qui n’exclut pas la passion, mais ne vient jamais choquer l’oreille du lecteur. Comme s’il refusait de bousculer le rapport très intime qui s’établit entre un livre et un lecteur installé au lit, le dos callé dans ses oreillers.

"Je crois que ce qui est commun à tout ce que j’écris, c’est ce sentiment d’avoir face à moi un interlocuteur que j’ai envie d’entraîner dans le petit jeu intellectuel et sensuel que je suis en train de jouer avec les personnages. Il y a constamment cette impression de parler à quelqu’un qui n’est pas très loin et l’envie de le mettre dans la confidence", acquiesce l’écrivain.

L’autre élément qui vient sceller ce contrat intime, c’est l’assurance qu’un livre de Maalouf renferme toujours une véritable histoire. Alors que plusieurs écrivains laissent le jeu narratif prendre le pas sur le récit, il fait revivre les couleurs et les odeurs de mondes anciens, peint des marchés bourdonnant d’activités et transcrit des débats oubliés, avec une légèreté qui tient de la magie. Il tend des perches, relance le lecteur, le tient en haleine jusqu’au dénouement. Cette façon de raconter serait, selon le romancier, un écho de sa culture orientale.

"Mais il y a aussi une autre chose qui, à mon avis, est essentielle, s’empresse-t-il d’ajouter. Quelque chose qui s’inspire de la méthode philosophique. La première chose fondamentale, c’est de dire à la personne en face de soi que la vérité qu’elle est en train d’entendre, elle l’a déjà en elle, que c’est elle qui la découvre progressivement. C’est une sorte de démonstration à la manière de la maïeutique de Socrate, mon premier maître. Cela vient peut-être de ce besoin rageur de convaincre qui est en moi. J’ai besoin que les gens adhèrent entièrement à ce que je dis, même quand je sais et que le lecteur sait que tout cela est fictif, j’ai besoin qu’on y croie profondément."

Maalouf, écrivain engagé? On lui propose du bout des lèvres… et il embarque. Totalement. "Je n’écris jamais simplement parce que j’ai envie de raconter une histoire, tranche-t-il. J’écris parce que la vie où je me trouve n’est pas celle que j’attendais et que j’ai envie de la changer. Comme j’ai conscience de mes limites, de mon incapacité à refaire le monde, d’un côté je l’imagine différent et d’un autre j’essaie un peu de le subvertir…" Déformée par l’optimisme sensé d’Amin Maalouf, la vie semble une bien belle aventure. Dommage qu’elle ne ressemble pas plus aux récits merveilleux de cet auteur habile comme charmeur de serpent.

Le Périple de Baldassare
d’Amin Maalouf
Éditions Grasset
2000, 490 pages