Adieu mon unique : Légende vivante
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Adieu mon unique : Légende vivante

Leur légende est aussi grande que celle de Tristan et Iseult ou de Roméo et Juliette. Amours contrariées, dépaysement historique, sacrifice conduisant à l’élévation de l’âme et, par conséquent, à la vertu: voilà les ingrédients indispensables à la pérennité des mythes. La différence avec Héloïse et Abélard, c’est qu’ils ont laissé une correspondance, qu’ils ont donc bel et bien existé.

Leur légende est aussi grande que celle de Tristan et Iseult ou de Roméo et Juliette. Amours contrariées, dépaysement historique, sacrifice conduisant à l’élévation de l’âme et, par conséquent, à la vertu: voilà les ingrédients indispensables à la pérennité des mythes. La différence avec Héloïse et Abélard, c’est qu’ils ont laissé une correspondance, qu’ils ont donc bel et bien existé. Objet d’étude depuis des lustres, les textes de ces figures emblématiques de la culture médiévale ont été maintes fois commentés (et ont même inspiré une superbe chanson à Claire Pelletier sur son album Murmures d’histoire).
Rappelons les faits. Nous sommes au XIIe siècle, à Paris. Pierre Abélard est, dit-on, le plus grand philosophe de son temps. Il est aussi un professeur très respecté, tellement que l’oncle d’Héloïse, le chanoine Fulbert, décide d’y envoyer sa chère nièce qu’il destine à la religion, et à la renommée (quel avant-gardisme!). "Je veux – Dieu me le pardonne – qu’elle excite la jalousie et que partout l’on dise: "Voici Héloïse, c’est la plus forte et la plus savante femme du monde. Elle est la nièce du chanoine Fulbert"."

Malheureusement pour lui, si sensible à l’opinion, le professeur tant célébré et l’étudiante tombent amoureux. Enceinte, Héloïse part accoucher en Bretagne (elle aura un fils, Astrobale); et lorsqu’elle revient, Abélard est châtré sur les ordres de l’oncle Fulbert. La belle ira vivre dans un monastère, au Paraclet. Tous deux échangeront plusieurs années plus tard, des lettres dans lesquelles leur amour transfiguré par la souffrance, se nourrit également de philosophie, la source de leur union.

C’est à ce mythe géant que s’attaque Antoine Audouard, anciennement éditeur (c’est lui qui fut à l’origine du livre de Jean-Dominique Bauby, Le Scaphandre et le Papillon), et qui reprend la plume après l’avoir abandonnée à la fin des années 70.

Bien accueilli en France, ce roman historique réinvente un peu le genre, puisque les sources documentaires ne sont pas le principal souci de l’auteur, ni l’aspect didactique d’ailleurs; il s’agit plutôt d’une histoire presque réinventée puisque Audouard a ajouté un troisième personnage au duo, Guillaume d’Oxford, jeune clerc et vagabond. "Je lus peu de livres, me souvenant que Socrate s’en était méfié et qu’on n’apprenait que par la parole. J’aimais ces visages de possédés des hommes qui croient savoir et j’aimais, ensuite, boire dans des tavernes un vin blanc léger qui simplifiait toutes les pensées. (…) Aussi je ramassai des fruits et corrigeai des verbes latins avec plus de douceur qu’on n’en avait usé avec moi." Il deviendra grand admirateur d’Abélard et tombera amoureux de la belle Héloïse, et fera alors le récit d’Adieu, mon unique. "Encore et toujours, je sers de messager: à force de cajoleries et de deniers, j’ai convaincu de trahison la triste Sarrasine du service de Fulbert; elle passe les messages de Pierre à sa maîtresse et me remet ceux qu’Héloïse écrit." Utile au récit, Guillaume forme un triangle avec les deux héros qu’il aime et à qui il est totalement dévoué.

Le procédé n’est pas nouveau, et permet au romancier de prendre des détours de créateur, de placer des dialogues dans la bouche des protagonistes, à travers un personnage dont on ne connaît rien. Cela a pour effet de resserrer le point de vue narratif, incarné par un jeune homme plein de passion, sachant très bien parler d’amour et d’aventure.

Audouard n’est visiblement pas un maniaque de la reconstitution historique, et se borne au nécessaire, pour que le lecteur se retrouve dans ce moyen âge à la fois païen et chrétien, au coeur duquel les hommes survivent malgré la misère et le froid.

La substantifique moelle du roman demeure cet apprentissage que firent Abélard et Héloïse et celui que fera Guillaume, à leur contact, celui du savoir que diffusent les grands esprits du temps. "Les hommes se plaignent de la servitude, mais ils ne savent pas que la solitude peut être une liberté terrible, atroce. La loi de notre nature existe, sans doute, et sera découverte; peut-être alors nous sera-t-il permis d’envisager sans trembler ces violents mouvements de notre âme (…)."

Antoine Audouard, s’il ne fait pas ici une leçon d’histoire, rend tout de même à César ce qui lui appartient, puisqu’il a dû puiser à des sources officielles et reconnues pour évoquer une passion aussi célèbre que celle-là. Les dernières pages présentent donc son projet, et rendent hommage aux Georges Duby, Jean Favier, Régine Pernoud et Paul Zumthor, entre autres, qui ont tant fait pour la redécouverte du moyen âge et de ses richesses.

Adieu, mon unique
d’Antoine Audouard
Éd. Gallimard, 2000, 391 p.