Courir à sa perte : La mort en face
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Courir à sa perte : La mort en face

Sans même l’avoir jamais lu, on reconnaît sans peine la voix distinctive, familière de Gilles Archambault. Un ton mi-figue, mi-raisin de confidence discrète qu’on retrouve dans le treizième roman de l’écrivain-chroniqueur. Sobre, subtilement émouvant, Courir à sa perte se penche sur la vieillesse, sur la relation à la mort, sur la marche implacable du temps et sur la mémoire…

Courir à sa perte de Gilles Archambault

Sans même l’avoir jamais lu, on reconnaît sans peine la voix distinctive, familière de Gilles Archambault. Un ton mi-figue, mi-raisin de confidence discrète qu’on retrouve dans le treizième roman de l’écrivain-chroniqueur. Sobre, subtilement émouvant, Courir à sa perte se penche sur la vieillesse, sur la relation à la mort, sur la marche implacable du temps et sur la mémoire, à travers le regard d’un narrateur plus ou moins résigné qu’on suit de soixante-cinq ans à l’aube de sa septième décennie, alors que s’approche doucement l’échéance qu’il redoute.

"Il y a si longtemps que j’ai accepté de vivre en sursis. Passé un certain âge, on est tous des morts vivants." Jacques sent qu’il n’est pas loin du bout de sa vie. En surface, celle-ci ne se sera pas résumée à grand-chose. Peu ambitieux, ayant vite remisé ses rêves artistiques de jeunesse, Jacques s’est contenté d’un emploi de serveur au bistrot L’Oncle Jules, où il fait partie des meubles et va encore dépanner régulièrement.

Célibataire, il est hanté pareillement par une grande histoire d’amour inaboutie: il aura vécu quinze années de passion quasi platonique avec Mylène, une superbe femme mariée, encline aux sautes d’humeur, et qui ne lui proposait guère que des miettes. Cet "homme de mémoire" vit pourtant dans le souvenir de ce sentiment enfiévré qui lui aura offert des éclats de bonheur. Longtemps après la mort (comment? mystère) de cette femme qui l’avait laissé, Jacques a noué une complicité chaleureuse avec sa soeur, Lucienne (un beau personnage), qui lui rappelle Mylène, "la passion en moins". Une tendre amitié qui se muera pour un temps en brève histoire d’amour. Les tourtereaux ne vieilliront pas ensemble, mais s’apporteront un peu de réconfort mutuel.

Il aura beau, à la fin du roman (et assez ironiquement), aller bénévoler dans une maison de retraite auprès des "vieux", le doux Jacques a surtout des tendresses pour la jeunesse: il partage son appartement avec un petit couple au début de la vingtaine, Véro et Yann. Il aime assister au spectacle de leur amour – quoique plutôt compliqué. Il voudrait bien les aider, mais ne se sent guère taillé pour l’emploi. Jacques pourrait reprendre à son compte la fameuse chanson de Jean Gabin. "Ce qui m’embête le plus dans le fait de vieillir, c’est que les gens s’imaginent que votre expérience peut servir à quelque chose. Yann croit que j’ai la clé de la plupart de ses problèmes. Or, je n’ai jamais eu de clé. Je ne sais rien. Si, de petites choses. (…) Pour les détails insignifiants, je suis une mine, Yann. En ce qui a trait à la vie, comme on dit, je suis aussi jeune que toi, j’ai tout à apprendre."

Sans complaisance pour lui-même, Jacques pratique volontiers l’autodépréciation, comme s’il excusait pour une vie qu’il n’aura pas tout à fait vécue. "J’ai vécu une vie de remplacement", avoue-t-il. Plus qu’un métier, son emploi de garçon de table lui est devenu une sorte d’attitude devant l’existence. Il aura été placide, accommodant, surtout en amour.

Entre les remplacements au resto, les petits faits de la vie et les conversations avec les proches, Jacques vit surtout dans la conscience aiguë de ce qui l’attend. Le sexagénaire s’occupe pour ne pas trop penser à la mort qui point à l’horizon. Mais elle le hante. "Le silence des gens sur l’horreur de vieillir est la pire des hypocrisies. On nous ment de notre naissance à notre mort. On nous inonde de préceptes sur le travail, on survalorise les loisirs, on aborde le sujet de l’amour par le biais de chansonnettes primaires. Comme si l’amour et la mort n’étaient pas tout ce qui compte."

Rare épanchement dans un roman qui ne donne guère dans l’apitoiement sentimental.
La manière de l’auteur de 67 ans est plutôt celle de la simplicité. Une façon d’aller à l’essentiel sans fioriture, avec des accents attachants, faits d’une nostalgie lucide, d’ironie voilée, d’une certaine délicatesse. Un peu lisse, peut-être.

Suite de variations sur les mêmes obsessions, Courir à sa perte approche ses thèmes crépusculaires sans euphémisme, mais avec une pudeur, un tendre demi-sourire que la vie, qui n’a pas de ces politesses, ne nous accorde généralement pas.

Éd. du Boréal, 2000, 204 p.