Norbert Spehner : Le collectionneur
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Norbert Spehner : Le collectionneur

Connaissons-nous les racines du roman policier québécois? Y a-t-il une tradition du genre dans la littérature québécoise? NORBERT SPEHNER s’est livré à une véritable enquête pour recenser les polars en Amérique française, et ce, depuis le dix-neuvième siècle.

Vous avez envie de faire une petite enquête? Interrogez les gens autour de vous. Demandez-leur de vous nommer trois auteurs de romans policiers québécois. Deux fois sur trois, ils vous parleront de Christyne Brouillet et… s’arrêteront là. Autant le polar et ses dérivés – thriller, suspense, roman de procédure, etc. – connaissent de véritables succès de vente, autant le genre demeure, ici, un produit d’importation. Pourtant, depuis 1837, il s’est publié au Québec et ailleurs au Canada français des centaines de romans policiers.
Bien avant Le Trésor de Bigot, paru chez Garand au début des années vingt, un roman policier des plus classiques mettant en scène le premier détective québécois (Jules Laroche), on publiait au Québec, en 1837, L’Influence d’un livre, de Philippe-Aubert de Gaspé fils, dont une partie de l’intrigue tournait autour d’un crime sordide; et la même année, Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices, de François-Réal Angers qui, sans être un roman purement policier, romançait certains faits criminels réellement survenus. En 1904, on publiait en feuilleton, dans le journal L’Impartial de Tignish, à l’île du Prince-Édouard, Placide, L’Homme mystérieux, de Gilbert Bluote, un polar que l’on considère aujourd’hui comme étant le premier roman acadien.

De la vague de fascicules et de pulps qui a sévi des années quarante aux années soixante, l’époque de gloire de l’agent IXE 13 (création de Pierre Saurel), jusqu’aux années quatre-vingt, où le roman policier de langue française en Amérique allait gagner ses lettres de noblesse grâce, entre autres, à Christyne Brouillet, mais aussi à Monique LaRue (Copies conformes), et où le roman noir allait atteindre une plus grande visibilité avec Jacques Bissonnette, Benoît Dutrizac ou Jean-Jacques Pelletier, les romans du genre allaient aller en se multipliant.

Parmi ceux-ci, beaucoup d’oeuvres mineures, beaucoup d’auteurs n’ayant pas persévéré, mais quelques talentueux méconnus, quelques bons polars qui n’ont, pour toutes sortes de raisons, jamais rejoint leur public. Manque de conviction de la part des éditeurs, problèmes de distribution, absence de promotion, bouquins mal identifiés, classés n’importe où, dans les librairies et les bibliothèques, sauf au rayon des romans policiers.

Norbert Spehner en sait quelque chose, lui qui, afin de mener à bien cet imposant essai bibliographique sur Le Roman policier en Amérique française, a dû faire preuve d’un véritable talent de limier. Éplucher des rayons entiers de bibliothèques, lire toutes les quatrièmes de couverture pour s’assurer que rien ne lui échappe, passer ses dimanches au Colisée du livre, scruter à la loupe toutes les revues de littérature, toutes les pages littéraires des quotidiens et des hebdomadaires. Un véritable travail de moine, mais qui en valait la peine.

Hausser le ton
Couvrant la littérature policière francophone d’Amérique de 1837 à juin 2000, Le Roman policier en Amérique française, "essai critique et guide de lecture analytique du roman policier, d’espionnage, d’aventures et de politique-fiction francophone", est sans doute l’ouvrage le plus exhaustif sur le genre qui se soit fait ici. Le fruit d’une recherche que Spehner a mis quelque dix années à accomplir. Des années heureuses, car l’homme est
un passionné. Non seulement de "paralittérature" (un terme académique que ce professeur de cégep n’aime pas tellement, mais à défaut d’autre chose…), mais aussi de bibliographies.

"J’ai toujours fait des bibliographies, raconte-t-il. J’en ai fait une dizaine, jusqu’à maintenant. Ça me passionne. C’est vraiment comme une enquête policière, avec des surprises, des revirements, des déceptions. Quand je réalise une bibliographie, j’ai l’impression de mettre un peu d’ordre dans des choses qui sont éparses, dans l’air, mais dont on n’a pas vraiment une vision d’ensemble. Une fois que j’ai cette vision d’ensemble, je passe à autre chose."

Comme ses Écrits sur le fantastique (Le Préambule, 1986), ses Écrits sur la science-fiction (Préambule, 1988), et sa bibliographie commentée sur les tueurs en série (Les Fils de Jack l’éventreur, Nuit Blanche, 1995) inexplicablement passée inaperçue, Le Roman policier en Amérique française est "une bibliographie qui se lit". Chaque titre (exception faite des romans jeunesse et des fascicules) est suivi d’un bref résumé, d’un commentaire critique de l’auteur, et d’extraits d’autres critiques parues dans différents périodiques. Les commentaires sont brefs, mais éclairants. Et les critiques, parfois sévères, emportées, mais jamais dénuées d’humour, n’épargnent personne. Pas même la créatrice de Maud Graham, dont l’auteur affirme pourtant, dans l’essai (emporté, enthousiaste) qui précède la bibliographie, que "son talent est incontestable, original, et son oeuvre est là pour le prouver amplement". À propos de Soins intensifs, il écrit: "Christyne Brouillet est (malheureusement) en train d’inventer une nouvelle branche du roman policier: le polar CLSC!"

On l’a dit, Norbert Spehner est un passionné. Autant il aime bien, autant il châtie bien. Il est le premier à déplorer la publication de thrillers "nullissimes" ; le premier à dénoncer le manque de rigueur des auteurs, l’incompétence des éditeurs. "Les auteurs n’ont pas assez lu de romans policiers, regrette-t-il, ils pensent qu’ils sont originaux en écrivant une quelconque enquête à la Sherlock Holmes qui a été faite cinquante fois. Et l’éditeur, qui n’est pas davantage expert, mord à l’hameçon."

Quant aux critiques, ils n’échappent pas davantage à ses coups de griffes. "Le pire, s’indigne-t-il, c’est quand un chroniqueur un peu "enthousiaste" (ou sous influence?) se met à comparer l’opus médiocre d’un débutant très maladroit (qui n’a jamais écrit de deuxième roman) à du Stephen King! Ah, enfin! Le Stephen King québécois, rien de moins!"

Roman policier ou roman québécois?
Collectionneur d’éditions de Dracula ("j’en ai une cinquantaine, en italien, en allemand, en japonais, il me manque une édition roumaine), professeur au Cégep Édouard-Montpetit depuis 1968, l’année où il quittait sa France natale pour s’installer ici, Norbert Spehner n’en continue pas moins d’être un fervent défenseur des littératures populaires. "Je déteste m’ennuyer, dit-il. Et, de façon générale, le roman m’ennuie. Je trouve qu’en ce moment, que ce soit au Québec, en France ou ailleurs, il est difficile de trouver des romans qui accrochent. Je préfère de loin lire de la science-fiction, du roman policier, même du western – il y a d’excellents westerns littéraires! – Dans tous ces genres-là, j’ai trouvé des choses remarquables."

Pourtant, parmi les centaines de titres répertoriés par Spehner, classés par ordre alphabétique de noms d’auteurs, de "A comme Assassin" à "WXYZ comme dans les polars serbo-croates" (!), rares sont ceux qui trouvent grâce à ses yeux. Si Jacques Bissonnette, Jean-Jacques Pelletier, Lionel Noël, Robert Malacci ou Benoît Dutrizac, entre autres, reçoivent quelques fleurs, le plus souvent, les couteaux sifflent. "Ce qui manque trop souvent au roman policier d’ici, déplore l’auteur, c’est une bonne intrigue. C’est pourtant la base du genre! Il faut un style, du rythme, des personnages crédibles, mais surtout une intrigue solide! Trop de gens croient que c’est facile, écrire un roman policier, un thriller ou un roman d’horreur. Si c’était si facile, on serait tous des Stephen King, on serait tous
millionnaires!"

Mais la situation s’améliore, assure-t-il, et il garde espoir. "Dans la cuvée 1999, il y a eu des oeuvres très intéressantes. Je pense, par exemple, à Accidents de parcours (La courte échelle), d’André Marois; à Hélène Desjardins et ses Suspects (La courte échelle), ou à Louna (De Beaumont), ce thriller de Lionel Noël. Il y a de plus en plus d’auteurs, d’éditeurs
qui s’intéressent sérieusement au genre; et les livres sont de plus en plus identifiés et présentés comme étant des romans policiers. Quelques auteurs (Brouillet, Barcelo…) ont réussi à gagner le marché européen, ce qui, pour le genre, constitue la planche de salut. Ce qui reste à faire, insiste-t-il, c’est de persuader les libraires de placer les romans policiers québécois
au rayon des romans policiers, plutôt qu’en littérature québécoise; sinon, on ne rejoint pas le grand public d’amateurs."

Quant à savoir, au terme de ce bilan, s’il y aurait un roman policier typiquement québécois, Spehner est formel. "L’environnement, les lieux, les personnages, peuvent être québécois, dit-il, mais un crime reste un crime, une enquête policière reste une enquête policière – même si les policiers québécois ne travaillent pas nécessairement comme les flics de New York; et là encore, j’ai des doutes. La base du roman policier, c’est le crime. Qu’on prenne le point de vue du détective ou celui du criminel, c’est ce qui reste, et c’est ce qui est universel."

Le Roman policier en Amérique française
de Norbert Spehner
Éd. Alire, 2000, 418 p.