Patrick Bouvet : Morceaux choisis
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Patrick Bouvet : Morceaux choisis

Loin des Beigbeder, Houellebecq, Ravalec et autres Dantec, Patrick Bouvet détonne et surprend avec Shot. Dans son récit original, le jeune écrivain français décrit le monde d’aujourd’hui sur le mode du fragment et du collage. Nous l’avons rencontré à Paris.

Véritable coup de foudre professionnel, en plein midi, dans un bistro du XVIIIe arrondissement à Paris. Autour d’un Monaco, "la bière pour enfants" selon Bouvet (un mix, couleur rose, de bière, de limonade et de grenadine), l’écrivain et le journaliste ont oublié le magnéto enregistrant leur conversation enthousiaste qui ressemble si peu à une entrevue classique.

Ils s’étonnent à peine de constater que, tous les deux, ils emporteraient le même disque sur une île déserte (My Life in the Bush of Ghosts – David Byrne+Brian Eno). L’écrivain et le journaliste comprennent soudainement que tout ce qu’ils font, écrire des livres, des articles, sert peut-être encore à quelque chose. Que ça vaut sans doute encore la peine de faire sa part pour changer le monde.
En lisant la présentation de Patrick Bouvet en quatrième de couverture de son premier livre, In situ, paru l’an dernier aux éditions de L’Olivier, j’ai senti que lui et moi étions faits pour nous entendre. "Patrick Bouvet est né en 1962.

(Pratiquement le même âge.) Il se consacre d’abord à la création musicale. (Même parcours!) Depuis le début des années 90, il a étendu son travail sur le sampling et le collage musical à l’écriture." Serait-il mon alter ego?
Bouvet travaille dans une maison d’édition spécialisée en publications universitaires, un boulot avant tout alimentaire. D’origine modeste, il n’a pas été bercé dans les bras de la grande culture. À la fin des années 70, il découvre la musique punk et new wave, Simple Minds et Talking Heads. Il monte des groupes, déclame ses paroles et apprivoise les nouveaux outils électroniques audiovisuels. Si bien qu’aujourd’hui, dans ses livres, on entend la musique, sa rythmique, sa texture, et on voit les images, fortes (c’est le moins qu’on puisse dire!).

Mélange des genres
La seule chose qui, à mon sens, peut convenir pour définir les livres de Bouvet seraot: "écriture". Simplement, essentiellement, expérimentalement: écriture. "Je ne définis pas ce que j’écris comme étant de la poésie, de convenir Bouvet. Mais il faut une étiquette. Ce serait plutôt de l’ordre du récit. Pourquoi pas "récit poétique". La littérature m’influence très peu. En France, c’est très fort, la culture littéraire. Les écrivains, même jeunes, ont tous un background. Ils le connaissent sur le bout des doigts. Ils aiment Joyce, Kafka, Proust… Sans être contre, j’en ai lu et j’en lirai encore; mais j’aime à penser que je me suis inspiré d’autres formes de création. Mes livres, je les envisage comme des installations. Comme des écrans autour de soi, dans une pièce."

Dans son dernier-né, Shot, Bouvet nous sert une saccade de "légendes" de photos, sans que les images ne nous soient présentées. Mais on en reconnaît certaines, qui font partie de l’imaginaire collectif de la planète: l’assassinat de Kennedy (qui nous vaut une succession hypnotique de miettes d’information), Hiroshima, l’explosion d’une voiture piégée… Ou encore, elles font état de la condition humaine moderne. "sur cette photo \ / les spectateurs effrayés \/ sont invités à se transformer /\ à gauche les seins /\ avant intervention \ / à droite les seins /\ après intervention \/ le corps / \ est un champ de bataille".

Refusant de céder à un découpage arbitraire, le travail formel de Patrick Bouvet concilie recherche esthétique et sensibilité. "Je pense qu’on fonctionne comme ça, explique l’écrivain: on voit beaucoup d’images, on fait en permanence une sorte de mix de tout ça dans notre esprit. Il en ressort quelque chose qui nous est personnel. Notre génération a appris qu’il n’y avait pas d’arts majeurs ou mineurs. On a consommé très vite autant de la bande dessinée, des films de série B, que des chansons d’auteur, des essais philosophiques et des expos d’art contemporain. Moi, j’avais vraiment envie d’écrire, d’être publié. Il y avait un travail à faire avec l’écriture; il me fallait trouver ma propre écriture. Je me suis posé des questions: qu’est-ce qui m’intéresse, qu’est-ce qui me touche, dans ce que je vois, ce que je veux lire? C’est la répétition, le télescopage des choses, les collages. J’ai essayé de travailler dans ce sens. Je me suis intéressé au compositeur Steve Reich. Mais comment fait-on rentrer cette idée de répétition dans l’écriture, en pensant que le lecteur pourra la lire, et ne pas abandonner en cours de route?"

Images parlantes
Qu’il ne s’inquiète pas, la répétition qui mitraille les pages de Shot n’a rien de rébarbatif. Elle est obsessionnelle, presque jubilatoire. Elle donne déjà un ton particulier à l’oeuvre du jeune écrivain. Parce que ce second livre s’inscrit irrémédiablement dans le sillon du précédent. "Avec Shot, précise Bouvet, l’approche est plus historique; c’est un travail sur le passé, sur la manière dont on nous a parlé de l’histoire, transformée en images à consommer. On est comme on est, parce qu’on a bouffé plein de pubs, qu’on a vécu l’histoire du XXe siècle avec des images-chocs, aujourd’hui mémoire collective. In situ était plutôt live, en boucles, comme les télés genre CNN; on est partout sur la planète en même temps."

Une écriture nécessairement politique, mais nullement partisane. Et Patrick Bouvet a trouvé la formule-choc pour se justifier. "Moi, j’écris contre. Ça veut dire que c’est une envie de ne pas aller dans le sens où tout le monde va, d’être debout, de se sentir vivant et critique, et non pas avachi et spectateur. Je pense que l’Occidental est de plus en plus passif, regardant les images de la misère du monde, sans bouger… Moi, je ne veux pas être anesthésié."

La place que donne Bouvet aux artistes du Body Art des années 70 dans Shot l’illustre brillamment. Entre Kennedy et Hiroshima, on retrouve les légendes de plusieurs performances d’automutilation. "Il y avait ce terrorisme du corps, d’expliquer l’auteur, en même temps que le terrorisme politique à Munich en 72. J’y vois une équivalence. On a très peu parlé de ces artistes-là, à cause de leur critique de la société, alors que c’était très provocateur. On a beaucoup parlé des prises d’otages, ça oui! Parce qu’il faut toujours montrer que la police est forte et peut tuer tous les méchants. C’était important pour moi de mettre sur le même plan des gens très peu connus et des choses qu’on a trop vues."
Joyeux tourbillon que cette écriture, non dénuée d’humour ni de sens tragique. À classer parmi les expériences hybrides les plus intéressantes de la littérature actuelle tellement ça nous déstabilise.

Site Internet: bouvet.patrick.free.fr

Shot, de Patrick Bouvet
Éd. de l’Olivier, 2000, 110 p.