Paul Ohl : Délivrance
Paul Ohl a mis le point final à un projet ambitieux sur l’histoire de l’esclavage en Afrique. Une expérience profondément marquante pour l’auteur de Black, Les Chaînes de Gorée.
Lorsqu’il a amorcé l’écriture du cycle des "romans de civilisations", en 1982, l’Afrique était l’un des premiers sujets sur lesquels Paul Ohl voulait se pencher. Une entreprise grandiose (l’auteur a consulté 300 volumes, 1200 articles spécialisés, a fait 120 heures d’écoute de documentaires, et réalisé 25 entrevues de terrain), sans compter les nombreux voyages sur le continent africain – et Ohl a finalement écrit Black, Les Chaînes de Gorée.
Opération qui a également exigé de l’écrivain une grande implication émotionnelle: révolte, impuissance, indignation, des émotions suscitées au contact de la misère africaine. "Non seulement, au cours de ces années, j’ai eu le temps de perdre mon père, ma mère et mon meilleur ami, mais j’ai aussi eu le temps de vieillir de quinze ans! s’exclame Ohl. En conséquence, l’écrivain qui a eu l’idée première du roman n’est pas l’écrivain qui l’a écrit. Aujourd’hui je peux le dire: il y a dix ans, ou même cinq ans, je n’avais pas encore l’étoffe, la maturité, la compréhension de mon sujet et les nerfs pour entreprendre une telle démarche."
Voilà pourquoi il n’hésite pas à dire que ce livre, qui marque ses vingt-cinq années d’écriture, est aussi le roman d’une vie. "Quand j’ai commencé à travailler sur ce roman, je n’ai pas réalisé l’énormité du projet. D’une part, parce que la recherche s’est étalée sur une longue période. Mais surtout, parce qu’a priori, j’avais prévu d’écrire Black tout de suite après Soleil noir: le roman de la Conquête (Éd. Québec Amérique), paru en 1991", explique-t-il. À preuve, les huit premières lignes du roman, ont été écrites le 27 novembre 1991. "Par un drôle de hasard, au fil des années, cette petite feuille sur laquelle j’avais écrit ces huit lignes a toujours résisté à la poubelle", ajoute-t-il. En fait, ce n’est qu’il y a deux ans, le moment venu de mettre sur papier toutes ces années de recherches, que l’auteur s’est rendu compte de ce qui l’attendait. "Black a pris sa forme définitive en 1998, lorsque je suis allé au Sénégal, se rappelle l’écrivain. Quand j’ai débarqué sur l’île de Gorée, j’en ai fait le tour à pied. De la partie haute de l’île, je regardais l’océan Atlantique et c’est à ce moment-là que le roman m’est apparu. J’ai soudainement compris que ce serait par là que passeraient les esclaves. Et que ce serait un voyage sans retour."
Une histoire vraie
Un voyage sans retour qui raconte comment ça se passait cent ans avant le Racines d’Alex Haley. Dès les premières pages du roman, l’auteur nous transporte en 1670, au coeur de la vie des habitants du village de Wal, au Sénégal. Grâce au style d’écriture poétique et imagé, à la reconstitution historique, on se laisse volontiers imprégner par l’atmosphère de ce village où les coutumes ancestrales et la tradition orale remontent jusqu’au matin du monde, comme l’écrit si bien Ohl au début de son récit. Tout au long de Black, la justesse des descriptions nous donne la sensation de vivre avec les personnages. Cette rigueur de l’écriture fait d’ailleurs la force de l’auteur depuis la publication de son tout premier roman, Katana: le roman du Japon (Éd. Québec Amérique, 1987).
Ainsi, de la création de la Société des chevaliers de Nantes, dont le but était de posséder le monopole de la traite des Noirs en partance de l’Atlantique, jusqu’à la révolte des esclaves menée en Martinique par Souma, le personnage central du roman, en passant par la signature du Code Noir promulgué par Louis XIV le 20 mars 1685, et qui justifiait l’esclavage, l’auteur nous fait vivre les mêmes émotions qui l’ont poussé, lui, à écrire Black. "Black est une histoire inventée à partir de quarante millions d’histoires vécues, pour tenter de comprendre l’ampleur de la tragédie et du crime collectif commis contre les peuples africains durant presque quatre siècles."
Quelques semaines après la publication du premier tome de Black (le second sortira en 2002), Ohl se sent libéré. "Mais avant tout, confie-t-il, j’ai le sentiment d’un devoir accompli. Sur la page couverture du livre, le symbole de la chaîne, qui est ouverte, est doublement significatif. D’une part, ça indique la fin du tome un, et, en même temps, ça montre que je me suis libéré de ma propre chaîne."
Petit bémol, toutefois, concernant l’impressionnante quantité d’informations, qui alourdissent parfois la lecture. Minutie que s’est toutefois volontairement imposée l’auteur. "Quand j’écris un roman, je passe, en quelque sorte, un contrat avec le lecteur. Outre le plaisir que je veux lui donner en lui racontant une histoire, je veux m’assurer, lorsqu’il ferme le livre, qu’il aura appris quelque chose. C’est très important pour moi. Par l’entremise de Black, je ne veux pas seulement distraire les gens, je veux les interpeller", assure-t-il. Vu ainsi, Les Chaînes de Gorée est un roman réussi. Le site Web de l’auteur, www.paul-ohl.com, est une véritable mine d’informations complémentaires sur l’écriture du roman. On peut même y voir de très belles illustrations des personnages principaux, effectuées par l’artiste Simon Berthiaume.
Black, Les Chaînes de Gorée
de Paul Ohl
Éd. Libre Expression, 2000, 527 p.