Un dimanche à la piscine à Kigali : Ainsi soient-ils
L’essayiste et journaliste Gil Courtemanche signe un premier roman captivant. Le journaliste n’a pas tout à fait disparu dans la tourmente de la guerre au Rwanda, sur laquelle porte son livre. Quand la fiction dépasse la réalité…
Toute ressemblance avec des personnages ayant existé n’est pas l’effet du hasard dans le roman de Gil Courtemanche, Un dimanche à la piscine à Kigali. C’est en fait tout le sens de son projet, que de redonner une vie, par la fiction, à des gens que le journaliste et essayiste a connus, pendant ses séjours au Rwanda, avant et après le génocide qui a décimé 800 000 personnes, en avril 1994. "J’ai voulu leur rendre une sorte d’hommage, explique l’écrivain. Pour que l’on s’aperçoive que les gens qui meurent, dans ces guerres, ont aussi des vies, des rêves, qu’ils sont comme vous et moi."
Gil Courtemanche, longtemps correspondant international pour la télévision, a gagné le Rwanda à la fin des années 80, pour aller tourner un documentaire sur le sida (L’Église du sida, Prix du meilleur documentaire du Festival Vues d’Afrique, 1993), maladie qui ravage de nombreux pays d’Afrique. Et puis, il s’est lié à des gens, qui sont devenus ses amis, qui sont presque tous morts pendant le génocide, résultat de la guerre entre Hutus et Tutsis. "Et je suis retourné, après les événements, pour travailler. Et j’ai compris que j’allais écrire ce roman; d’ailleurs, l’écriture m’a toujours habité, même avant, je prenais toujours des notes."
Comme le héros du roman, Bernard Valcourt, sorte d’alter ego de l’auteur (mais qui n’est pas lui), qui, venu au pays pour mettre sur pied un réseau de télévision (qui ne verra jamais le jour), observe l’animation autour de la piscine de cet hôtel des Mille Collines; un endroit de luxe au milieu de Kigali, capitale rwandaise, où vit une faune de diplomates et de coopérants. Un monde clos, qui ne sait pas ce qui va lui tomber sur la tête. Courtemanche écrit: "En ce dimanche tranquille, un ancien ministre de la justice se livre à d’intenses exercices d’échauffement sur le tremplin. Bien sûr, il ignore que ces amples moulinets font glousser les deux prostituées dont il attend un signe de reconnaissance ou d’intérêt pour se jeter à l’eau. Il veut séduire car il ne veut pas payer. (…) Autour de la piscine, des coopérants québécois rivalisent de rires bruyants avec des coopérants belges. Ce ne sont pas des amis ni des collègues, même s’ils poursuivent le même but: le développement, mot magique qui habille les meilleures ou les plus inutiles intentions."
Tout le monde y passe dans ce roman: mauvais politiciens, faux humanistes, et traîtres de toutes les couleurs, qui tantôt se taisent, tantôt profitent de leur statut, et humilient leurs prochains, et surtout les femmes. "Le bruit est leur respiration, le silence est leur mort, et le cul des Rwandaises, leur territoire d’exploration. Ce sont des explorateurs bruyants du tiers-cul."
Autant Courtemanche a le courage de nommer les choses, autant son roman est empreint de poésie, et de délicatesse pour évoquer les gens qu’il a connus, et auxquels on ne peut que s’attacher. Gentille, cette jeune serveuse rwandaise ("la plus belle femme que j’aie jamais vue", confie Courtemanche), dont la ferveur, l’intelligence et la sensibilité font comprendre que l’espoir survit dans toutes les horreurs. "Quoi qu’on en dise, déclare Courtemanche, l’espoir et le bien finissent toujours par gagner, sinon, nous n’aurions pas survécu aux grandes guerres, ni à l’Holocauste, ni à rien. Or nous sommes toujours là, les humains, à essayer de changer quelque chose à ce monde."
Les mots pour le dire
S’il est capable de dénoncer férocement les abus de pouvoir et la lâcheté des hommes, Gil Courtemanche reconnaît aussi la grandeur d’âme de gens ordinaires devenus des héros. "Ce sont des gens, souvent issus de communautés religieuses d’ailleurs, qui, chaque jour, continuent leur travail, et ce, avec la même foi, inlassablement. Et s’ils ne sauvent qu’une vie, ils se disent que c’est déjà beaucoup. C’est admirable, parce que ces gens-là travaillent avec presque aucun moyen. Ce sont de vrais héros, vraiment."
Comme cette infirmière québécoise, Élise, qui soigne les malades, et administre de la morphine à Méthode, malade du sida et à l’agonie, pour qu’il parte en douceur; comme François Cardinal, un Québécois, qui s’occupait de réfugiés tutsis, et tentait d’améliorer la vie de Rwandais avec sa coopérative, assassiné par les militaires, meurtre que l’on mettait sur le dos des rebelles ("Cet homme, un héros, son pays en fera une pauvre victime d’une barbarie anonyme", écrit l’auteur). Comme tant d’autres, que Courtemanche admire, et qui rendent ce roman infiniment vivant, malgré la mort qui rôde et qui fait son lit dans la vraie misère.
Courtemanche sait que l’horreur qu’il décrit (la visite de l’hôpital, sale, surpeuplé, sans médicament, est presque une description de l’enfer) est incroyable. "Je sais que les gens ne croiront pas ça: toute cette misère, tous ces viols, toutes ces tortures, ces enfants à qui l’on coupe les pieds pour être sûr qu’ils ne deviendront pas des soldats… Je sais que tout cela est insoutenable… On va dire: il exagère… Je les renvoie au livre de Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, qui recueille les récits de Rwandais qui ont vécu ce que moi je raconte dans la fiction."
Si les horreurs sont difficiles à croire, il est aussi délicat de les dire… "Beaucoup d’Africains vivant en Occident, le savent, mais ne veulent pas en parler, sous prétexte de ne pas encourager les stéréotypes sur la barbarie de leurs peuples: mais c’est complètement faux! C’est la pauvreté qui est la cause de tout cela, ça n’a rien à voir avec la culture ou la couleur de la peau. Et d’ailleurs, si le Rwanda avait été plus riche, ceux qui ont fait la guerre l’auraient faite autrement, avec des moyens plus sophistiqués."
Écrire sur la guerre
Peu de romanciers osent écrire sur la guerre. Pas un sujet vendeur. Et ce n’est pas pour rien que la télévision ne montre pas toutes les guerres, ni toutes les horreurs – mais les producteurs de cinéma n’hésiteront pas à mettre des millions de dollars pour "reconstituer" une "vraie" guerre! Or la littérature démontre bien, dans le cas du livre de Courtemanche, comme dans celui de Madeleine Gagnon (Les Femmes et la Guerre), que l’on peut dire les choses avec intelligence, et sensibilité.
Car même en guerre, on aime, on rit, on fait l’amour, ce qu’illustre clairement Un dimanche à la piscine à Kigali. Gil Courtemanche, à travers une très belle écriture, un style raffiné (qualités dont témoignaient déjà ses essais), y brode une histoire d’amour pleine de beauté et de tendresse, entre Bernard Valcourt et Gentille. Autour de la poésie de Paul Éluard, que Gentille découvre avec bonheur, comme elle découvre aussi sa liberté, les deux amants se construisent une bulle, un nid, presque une famille. Une histoire que n’a pas connue Courtemanche, mais qui, comme romancier, lui permettait de toucher à la vraie vie, à l’imaginaire.
"Moi, j’ai une puissance, affirme l’auteur, c’est celle de témoigner. Si j’étais président des États-Unis, j’aurais une autre puissance. Là, je ne peux que témoigner de ce que j’ai vu, et il me semble que c’est la moindre des choses quand notre métier c’est écrire. Et puis je pense qu’il est important de parler de ce pays qui, sur le plan géopolitique, ne signifie rien pour personne: il n’y a ni richesse, ni minerai, ni agriculture, ni rien. Le monde se fout du Rwanda, alors il faut le dire. Et en devenant ami avec des gens qui y vivent, on voit les choses bien différemment."
Un dimanche à la piscine à Kigali
Éd. du Boréal, 2000, 283 p.
Dans le nu de la vie
Récits des marais rwandais
de Jean Hatzfeld, Éd. du Seuil, 2000, 240 p.