Ada regardait … / Chemin de traverse : Sorties de secours
Voici deux livres dans lesquels le choc des rencontres est au coeur de l’action. Luc Larochelle publie un premier recueil de nouvelles, Ada regardait vers nulle part; et André Girard, un quatrième roman: Chemin de traverse.
Toute histoire bonne à être racontée doit naître d’une tension, d’une crise ou d’une rupture, d’une révélation ou d’un choc; la chose doit faire des flammèches pour donner corps et sens à l’écriture. Luc Larochelle en est à son tout premier livre, et il a visiblement compris cela. Ada regardait vers nulle part, un recueil de nouvelles (que je qualifierais plus volontiers de récits), offre en effet une petite leçon d’écriture, qui, même modeste, peut rivaliser avec plusieurs textes d’écrivains reconnus.
Bien que la facture de la couverture du livre soit plutôt moche à mon goût – mais elle attire certainement l’attention en arborant la photo d’une jeune femme nue aux longs cheveux, un tatouage à la hanche – celle du recueil est sobre et sûre. Dans une langue toute simple, l’auteur présente soixante-treize instantanés, qui sont autant de récits, dans lesquels des gens ordinaires sont confrontés à leurs destins, petits ou grands. Comme cet alcoolique qui essaie de se retenir de boire. "Pour tout vous dire, il y a un sacré bout de temps que je n’ai pas tenu quatre jours. / Je peux vous le dire: l’éternité, ça dure quatre jours. Ni plus, ni moins. Quatre jours." Ou ce cuisinier de binnerie, coincé dans sa routine; ou cette femme qui revient dans la ville de son enfance sans avoir prévenu sa famille (Pour leur faire une surprise? Pour ne pas les ennuyer?): "Dans une ville minière. / Il y a longtemps, elle s’est juré de ne pas revenir. Mais elle n’a plus d’emploi, plus d’argent, plus de force."
Bref, ces récits sont peuplés de personnages hommes, femmes ou enfants, esseulés, à bout de nerfs, au bord du gouffre. Mais leurs petites crises se vivent sans éclats de voix, dans l’ordinaire. "Lucie tient le bras de son fils au-dessus de la bouilloire, et attend pour lâcher prise que le sifflement se fasse entendre. Comme le sifflet qui marquait à l’école la fin de la pénitence. / Lucie n’entend les cris de son fils qu’à travers une clameur venue de très loin."
Les thèmes développés tissent les liens entre toutes ces petites histoires tristes: échecs, départs, solitude, pauvreté, ruptures familiales et amoureuses sont le lot de ces héros quotidiens qui vont et viennent dans une vie qu’ils ne contrôlent pas, qui leur échappe.
Le désordre amoureux est le lot de plusieurs, que l’auteur croque tantôt dans le silence du couple, tantôt dans leurs mornes dialogues. " -Tu le sais, je déteste refaire les mêmes voyages. – Je sais, je sais. Ne me répète pas ton truc comme quoi la magie ne serait pas la même. – C’est pourtant vrai."
L’écriture de ce recueil est sans fioriture, mais efficace; en quelques traits de crayon, elle parvient à créer un climat, à susciter chez le lecteur la capacité d’inventer un futur et un passé à chacun des personnages. "C’était une veille de Noël sans neige. Au milieu de l’après-midi, Réal et ses trois fils avaient entamé la deuxième caisse de bière. Ils ne parlaient pas beaucoup. Le téléviseur était allumé depuis le matin."
Reste à voir si le talent de Larochelle saura épouser une forme plus ample, plus étoffée. Pas que ce soit obligatoire; mais disons que ce recueil est prometteur, et sait toucher par le quotidien familier de quelques personnages, dire leurs propres angoisses, leurs propres peurs.
Sur la route
Le destin est également au rendez-vous dans ce quatrième roman d’André Girard (Deux Semaines en septembre, prix Robert-Cliche, 1991): Chemin de traverse. Lors de leur rencontre, Andrea et Réjean joueront peut-être leur vie. "Ce n’était pas prévu, maman, pas prévu. Moi qui me suis toujours montrée si forte, inattaquable, inébranlable, me voilà qui pleure dans ses bras comme une gamine, me voilà qui cède comme si tout était à recommencer." Andrea, jeune photographe, s’est installée dans une station d’essence, sur une route qu’on imagine secondaire. Isolée du reste du monde, elle a quitté un pays qui, dit-elle, ne lui offrait plus rien. Ce que lui répétera sa mère, ouvrière, dont le mari a donné sa vie au Parti. "Crois-moi, prends son appareil photo, je ne saurai jamais m’en servir; va et profite de son nom. C’est ton seul héritage. Tu es jeune, tu n’es pas très dégourdie, mais vas-y, toi, étudier à Prague, imprègne-toi de ma ville. Plus tard, tu pourras faire la belle vie à Moscou."
Mais c’est en Amérique que se retrouve Andrea, dans cette station perdue où elle feuillette les vieux magazines Life, et répond aux clients de passage, tout en reconnaissant que son sort pourrait être pire. Mais est-elle bien, dans ce no man’s land? "Je suis prise dans un tourbillon; toujours à la recherche du neuf, du déséquilibre. C’est plus fort que moi, ça remonte à l’adolescence. Une maladie: incapable de m’enraciner, de rester plus d’un an au même endroit. Toujours habitée du désir de partir encore plus loin, vers l’inconnu." C’est Réjean, un sculpteur de passage, qui lui offrira de faire sa vie avec lui, et de prendre enfin racine.
André Girard a choisi un thème littéraire par excellence, celui du huis clos, qui permet en principe aux héros de se révéler, de se découvrir l’un devant l’autre, mus par les tensions que suscite cette situation d’exception.
Mais bien que les personnages, et particulièrement celui d’Andrea, soient intéressants, le roman ne parvient pas à nous les rendre crédibles. La narration confuse (Qui parle? Qui raconte l’histoire?) ne permet pas non plus de saisir les enjeux de cette rencontre qui n’a véritablement lieu que dans l’abstraction. "Étiez-vous en panne d’énergie, en panne d’amour, ou en panne de désir? Et vous, songe-t-elle en décidant de poser les yeux sur son raconteur d’histoires devenu muet, que peut-il bien se passer dans votre tête? Vous êtes maintenant tout silence et vous perdez votre temps à analyser l’ongle de votre pouce. Est-ce bien vous qui m’avez raconté cette histoire? Ça vous fait sourire? Moi, ça me bouscule."
Quelques moments inspirent bien un certain attachement: les confidences d’Andrea sur son enfance, sa vie passée, ses rêves; ou encore, ce lien qui se tisse timidement entre les deux héros. Mais les face-à-face ne surviennent jamais, faisant plutôt place à de fades soliloques. Ainsi, lorsque Réjean a l’idée de partager sa vie avec Andrea (qu’il appelle Clara à un moment donné, on ne sait trop pourquoi), c’est surtout à lui-même qu’il s’adresse. "Une chance que tu ne peux pas lire dans mes pensées, Clara; si je te disais cela de vive voix, j’aurais moi-même de la peine à me reconnaître. Le monologue intérieur est une belle invention, crois-moi!"
Peut-être ce roman, à l’écriture poétique, mais opaque, aurait-il bénéficié d’un travail de précision sur la structure du récit, sur l’incarnation de personnages trop effacés (notamment celui d’une camionneuse, dont on ne sait rien, et qui participe peu à l’action). Car on sent bien qu’une sensibilité existe quelque part, entre les lignes.
Chemin de traverse, d’André Girard
Éd. Vlb, 2000, 118 p.
Ada regardait vers nulle part
de Luc Larochelle
Éd. Les Herbes rouges, 2000, 94 p.