The Beatles Anthology : Liverpool aux oeufs d’or
Même le lancement avait quelque chose de colossal: traduit en huit langues, l’ouvrage allait être offert simultanément dans tous les pays où l’on a déjà entendu Yesterday, c’est-à-dire partout. Imaginez: l’histoire complète et définitive des Beatles, racontée par les Beatles, agrémentée de centaines de photos et documents inédits. Autant dire qu’on venait de publier les manuscrits de la mer Morte!
Même le lancement avait quelque chose de colossal: traduit en huit langues, l’ouvrage allait être offert simultanément dans tous les pays où l’on a déjà entendu Yesterday, c’est-à-dire partout. Imaginez: l’histoire complète et définitive des Beatles, racontée par les Beatles, agrémentée de centaines de photos et documents inédits. Autant dire qu’on venait de publier les manuscrits de la mer Morte! Bien sûr, on pourrait émettre des réserves sur la mise en marché agressive de produits – directs ou dérivés – estampillés du sceau des Fab Four. Pourquoi un autre livre, qui coûte cent dollars, de surcroît? Parce que pour le fan comme pour le néophyte, cette Anthology "officielle" a quelque chose de définitif. C’est l’équivalent des Saintes Écritures, telles que rédigées par les quatre apôtres du All You Need Is Love.
De leurs débuts modestes dans les quartiers ouvriers de Liverpool jusqu’à leur séparation acrimonieuse en 1970, John, Paul, George et Ringo racontent ici les dix ans qui ont changé la face de la culture populaire. Les témoignages qui composent l’essentiel de cette brique proviennent d’entrevues-fleuves réalisées pour les besoins du livre avec les trois Beatles survivants, ainsi qu’avec quelques proches bien renseignés et aux propos souvent plus instructifs (le producteur George Martin, l’attaché de presse Derek Taylor, le gérant de tournée et grand ami Neil Aspinall). On a inséré des citations d’époque de Lennon, mais le lecteur ne souffre pas du décalage. Parfois, on s’étonne de découvrir des détails d’une remarquable précision venant de types qui avouent tous – noir sur blanc – avoir commencé leur carrière sur les amphètes et l’avoir terminée dans un tourbillon d’acide lysergique.
Comme le regard en arrière se fait souvent avec des lunettes roses, on aurait pu redouter que cette biographie officielle ne sombre dans le délire auto-congratulatoire.
Heureusement, il n’en est rien. De toute façon, une telle approche aurait été contraire à toutes les règles de la biographie rock. D’abord, il faut des conflits: les fans le savent déjà, les choses étaient parfois ardues entre les quatre fabuleux. Et même si l’on sent que les trois hommes préfèrent taire certains détails peu reluisants, le choc des personnalités, qui a atteint son apogée à la fin des années soixante, est ici très bien exposé. Ensuite, il faut – cela tombe sous le sens – une abondance de sexe, de drogues et de rock’n’roll. On se contentera de dire qu’à ce chapitre, les Beatles ne déçoivent pas, surtout dans le récit de leurs années de jeunesse. Certes, tout au long de ces 367 pages touffues, les quatre petits gars de Liverpool insistent beaucoup sur leur propre importance. Mais comment leur en vouloir? Même avec la plus grande modestie du monde, impossible de remettre en question l’ampleur du phénomène qu’ils ont déclenché. Ce que cette anthologie apporte, c’est la beatlemania vue de l’intérieur.
Que l’on confie la traduction française à Philippe Paringaux, "rock critic" français bien connu (il est l’un des fondateurs de Rock’n’Folk), garantissait sur papier un niveau de qualité impeccable; mais tous ceux qui peuvent lire l’anglais préféreront goûter aux mémoires des Fab Four en V.O. Car il en va de la littérature rock comme des comédies musicales: les deux passent difficilement l’épreuve de la traduction. Ainsi, on imagine très mal des mots comme: "Tout ce qu’on faisait, c’était arpenter les rues, frimer aux carrefours, chercher la cogne et aller au cinoche" dans la bouche de Ringo Starr. L’anecdote est juteuse, mais l’accent est bien loin des ruelles de Liverpool.
Quant à la mise en pages très éclatée – décriée par plus d’un beatlemaniaque comme un enchevêtrement touffu rendant incompréhensible la lecture de documents inédits -, elle peut séduire autant qu’agacer. Personnellement, le seul reproche que je pourrais adresser au directeur artistique de cet imposant pavé, c’est d’avoir omis d’inclure des légendes qui rendraient cette overdose visuelle un tant soit peu compréhensible. Le lecteur se retrouve souvent face à des documents exceptionnels (des brouillons de textes de chansons aux correspondances d’affaires, en passant par des gribouillages et des notes de frais) qui finissent par se fondre les uns aux autres tant ils sont dépourvus de contexte. Malgré ces quelques réserves, Anthology est un ouvrage dense et exhaustif, une formidable stèle pour le plus grand groupe du siècle.
The Beatles Anthology
Traduction de Philippe Paringaux
Éd. du Seuil, 2000, 367 p.