Création et nouvelles technologies : Ménage à trois
La nouvelle économie entraînera-t-elle une nouvelle littérature? Rien n’est moins sûr. En attendant de connaître l’avenir, les écrivains s’intéresent à l’aspect créatif des nouvelles technologies.
Les discours triomphalistes portant sur l’impact d’Internet et des nouvelles technologies sur le monde littéraire sont légion: on y annonce tour à tour la fin du livre imprimé, la fin des méthodes de distribution traditionnelles, la démocratisation de l’écriture et, par le fait même, le triomphe du livre à compte d’auteur; bref, une véritable révolution déboulonnant les fondements du modèle économique de l’édition à l’image de celle provoquée par l’invention de Gutenberg il y a plus de cinq siècles.
Révolution ou pas, cependant, on ne peut que constater l’intérêt de plus en plus marqué des auteurs pour les nouvelles technologies. Plusieurs écrivains québécois ont d’ailleurs décidé d’investir le numérique: les uns pour harnacher le formidable potentiel communicationnel d’Internet; les autres pour y explorer le potentiel multimédiatique de l’ordinateur. Une aventure qui pour certains aura ouvert les portes sur un nouvel imaginaire; alors que pour d’autres elle aura permis à leur imaginaire de franchir les frontières du Québec.
Ecrivains.com
"Mon premier roman (Côte-des-nègres) est sorti simultanément chez Boréal, en version papier, et en version électronique chez l’éditeur en ligne 00h00.com, dit Mauricio Segura. C’était une expérience nouvelle pour moi puisque je ne connaissais pas à l’époque le monde de l’édition électronique. Au départ, j’étais un peu réticent à l’idée de la copie électronique, puisque celle-ci se vend pour la moitié du prix de la version imprimée. Et, même si mon expérience m’aura démontré que le livre électronique est peu prisé par les lecteurs (il ne se vend pas!), je crois désormais à la complémentarité qu’il peut y avoir entre ces deux types d’édition."
C’est que même si elle ne s’est pas vendue, la version électronique de Côte-des-nègres aura par contre permis au jeune auteur de se faire découvrir par des lecteurs français; la visibilité obtenue de 00h00.com se sera soldée par une série d’invitations pour participer à des résidences d’artistes à l’étranger. "Des gens ont téléchargé mon roman, ont lu mon dossier de presse sur le site, puis ils m’ont invité à une résidence à Nantes, précise-t-il. Pour les Québécois qui voudraient être lus ailleurs dans la francophonie, Internet peut donc devenir un outil vraiment intéressant."
Aujourd’hui, 00h00.com, après avoir publié de nombreux Québécois dans sa collection électronique (Hélène Monette, Dany Laferrière pour ne nommer que ceux-là), a choisi d’investir davantage le e-book que le livre sur Internet tout court. "C’est une décision qui s’explique, je crois, par la faiblesse des ventes de textes sur le Net, dit Mauricio Segura. Malheureusement, ce format risque de limiter les auteurs qui voudraient explorer la dimension de l’hypertexte."
Pierre Turgeon, auteur et éditeur de la maison Trait d’union ( www.traitdunion.net), qui publie des textes sur le Net, n’est pas de cet avis. "Le e-book n’est qu’un concept permettant qu’un texte soit sécurisé tout en protégeant les droits d’auteur, souligne-t-il. Le e-book, c’est seulement un progrès technologique pour que l’écran soit plus lisible, pour que l’objet soit plus léger et moins cher. S’il réussit, il pourrait devenir aussi populaire que les walkmans sans pour autant empêcher les auteurs d’explorer l’hypertexte (principe de renvois d’un texte à d’autres)."
Convaincu que le livre électronique deviendra incontournable d’ici peu, à cause entre autres des coûts élevés du papier et de la distribution, Pierre Turgeon croit aussi en un monde où les écrivains s’investiront réellement dans ce nouveau médium. "C’est inévitable: au fur et à mesure que le phénomène va se propager, des auteurs vont commencer à penser en fonction de ce support et des possibilités qu’il offre, soit: écrire des textes avec des hyperliens, des textes non linéaires avec des structures narratives basées sur une sorte de cube virtuel plutôt que sur une surface plane; des oeuvres collectives écrites à distance; des textes avec de la musique et la voix de l’auteur. Par exemple, sur notre site, nous proposons déjà des MP3 de textes lus par nos auteurs."
Poésie multimédia
Cette exploration des nouvelles frontières de la littérature, l’écrivaine et metteure en scène multidisciplinaire D. Kimm la connaît bien. En l’espace d’un an, elle est passée d’une quasi-ignorance des ordinateurs à la réalisation d’un cédérom. "Ma première expérience a été la création d’un photo-roman sur Internet intitulé FiXion où cinq écrivains étaient jumelés à cinq photographes, dit-elle. Avant ça, je ne savais rien des ordinateurs, des nouvelles technologies. C’est avec Fixions que j’en ai découvert les grandes possibilités."
Intitulé La Suite mongole, son premier cédérom est né d’un livre qui allait être publié chez un éditeur, mais qui s’est transformé en spectacle, (présenté à Tangente en septembre 1999), puis en cédérom. "Ce que j’ai trouvé intéressant avec les technologies, c’est que j’ai pu créer un monde en récupérant, sous forme de collages animés, plein d’images de livres que j’avais lus: le cédérom, en quelque sorte, donne accès à mon imaginaire, à l’univers onirique de mon texte."
D.Kimm, qui dit n’être "pas intéressée à lire un roman à l’écran", croit cependant que la poésie et le cédérom vont de pair, un peu comme le roman et le cinéma font bon ménage: "Quand on prend la forme de la poésie, qui est fragmentée, le multimédia te permet de prendre un fragment, un vers, et d’aller le travailler avec du visuel. La poésie est bien adaptée au cédérom. Mais il faut que ce soit les créateurs multimédias, les gens des nouvelles technologies, qui approchent les poètes. Les poètes ne sont pas nécessairement attirés par les nouvelles technologies, mais ces dernières ont besoin de contenu. Et la poésie leur offre un monde imaginaire extraordinaire."
D’Internet au livre
Sophie L., auteure d’un journal intime fictif sur Internet qui a trouvé demeure en format imprimé chez l’éditeur Les Intouchables, sous le titre de Douce Sophie, fait figure de cas d’espèce puisqu’elle semble avoir emprunté le chemin inverse. Un chemin, par contre, qui démontre bien à quel point Internet peut servir la cause d’un écrivain qui ne veut pas nécessairement jouer le jeu imposé par le monde de l’édition, mais qui choisit plutôt la liberté d’Internet pour assouvir sa soif d’écriture.
"Au Québec, la situation est difficile pour un écrivain car il est à la merci des éditeurs qui veulent des produits gagnants avec des auteurs gagnants, dit Sophie L. L’édition, c’est un monde féroce et je trouve cela très positif, que des gens inconnus puissent écrire et publier sur Internet sans devoir passer par un éditeur."
Résultat? En près d’un an, le journal intime de Sophie L. aura attiré plus de 225 000 lecteurs sur son site Web ( www.multimania.com/doucesophie)! Deux mois à peine après avoir commencé la publication de son journal intime fictif sur le Net, elle reçoit l’appel de Michel Brûlé, des Intouchables. "Quand mon éditeur a communiqué avec moi, je n’avais pas terminé le livre, dit Sophie L. J’ai donc passé les quatre mois suivants à l’écrire. Cela a changé complètement ma façon d’écrire, et ma perception de l’écriture. Le livre apporte une responsabilité qu’on ne trouve pas sur Internet, surtout si on le fait anonymement. Sur Internet, si t’écris quelque chose de pourri, tu peux l’effacer la semaine suivante. Avec un livre, tu l’as devant toi pour le restant de tes jours!"
Pour Sophie L., par contre, ce ne sont pas tous les textes qui peuvent bénéficier d’une version électronique. Et l’inverse est aussi vrai, puisque malgré ses milliers de lecteurs sur le Net, son livre s’est à peine vendu en librairie: "Attendre une chronique, la lire au jour le jour, à petites doses, c’est un processus très différent de celui de lire un livre d’une traite, explique-t-elle. Si tu lis huit histoires de cul d’une traite, ce n’est pas la même chose que d’en lire une le mardi et d’être obligé d’attendre jusqu’au jeudi pour lire la suite!"
Comme quoi le genre du feuilleton semble tout à fait adapté pour Internet. D’ailleurs, tout comme Sophie L., Stephen King, champion toutes catégories de la diffusion de textes littéraires sur Internet, a bien compris les possibilités du feuilleton. Si Sophie L. n’en tire pas un sou (elle a refusé de mettre des bandeaux publicitaires sur sa page Web), Stephen King, lui, fait rouler une formidable machine à imprimer des billets verts en vendant ses textes à la pièce. Le secret du succès littéraire sur le Net se trouve-t-il dans le "Suite la semaine prochaine"?