Spécial livres : Quel est votre personnage préféré dans la littérature?
Ils peuplent notre imaginaire, souvent depuis l’enfance, et marquent nos vies. Ce sont les personnages sortis tout droit de romans ou de bandes dessinées. Nous avons demandé à nos vedettes de nous parler de leurs héros.
Alexis Martin
Comédien, auteur, metteur en scène
«Pierre Bézoukhov, dans Guerre et Paix, de Tolstoï. Dans mes moments difficiles, c’est à lui que je pense. C’est un personnage magnifique, à la fois noceur et pétri de culpabilité. C’est l’héritier d’une très riche fortune, mais il la prend avec un grand sens des responsabilités, et décide qu’elle doit servir à éduquer les serfs de son domaine. À une époque où j’étais très malheureux dans ma vie, je me suis mis à relire Guerre et Paix, pour suivre Pierre Bézoukhov. Et quand ça allait mal, je me couchais en pensant à lui (rires). Je me disais: ah, je suis avec lui… Un compagnonnage littéraire, mais ça m’aidait, comme si c’était une vraie personne. On s’identifie un peu à son parcours, et ça soulage un peu. On a l’impression qu’il est vraiment là, avec soi. Ce que fait la bonne littérature, je trouve.»
Christiane Frenette
Ecrivain
«Joseph Grand, le personnage qui essaie d’écrire un roman, et qui réécrit toujours la même phrase un peu chargée dans La Peste, d’Albert Camus. C’est la figure de l’écrivain tenace, qui cherche toujours la perfection, mais qui ne l’atteint jamais. Camus disait de lui que c’était le Sisyphe de l’écriture. C’est aussi un personnage qui arrive au bout de sa vie. Une vie qui n’est pas du tout à la hauteur de la tâche qu’il s’était donnée dans l’écriture. Il est toujours resté une espèce de loser, qui n’a pas progressé dans sa vie professionnelle; le fonctionnaire anonyme, et qui a eu aussi un chagrin d’amour: sa femme est partie, et il ne s’en est jamais remis. Finalement, toute sa vie est un désastre. C’est encourageant! (rires) Moi, je le trouvais touchant, d’abord parce qu’il avait cette vie intérieure, qui l’avait nourri tout au long de son parcours un peu triste. Et c’est quelqu’un qui a l’instinct des autres. C’est-à-dire qu’il est capable de les comprendre, et ne les juge jamais. À travers lui, c’est ausside Camus que je fais l’éloge. Ce personnage qu’on décrit comme vieux et laid, pour moi, c’est une sorte de lumière, par le chemin qu’il fait très intimement dans l’écriture. Même s’il ne réussit pas, à la fin du livre, à aller plus loin que sa phrase. Je trouvais que c’était un personnage touchant par son humilité, et en même temps par toute sa charge de sens.»
Wajdi Mouawad
Auteur, metteur en scène, comédien et directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous
«Ferdinand Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit, de Céline. Pour tout le siècle qu’il porte, qui lui traverse le corps, l’esprit, la langue, qui traverse complètement son destin. Peut-être aussi parce que c’est quelqu’un qui passe son temps à changer d’endroit, à voyager, sans qu’il l’ait vraiment voulu. Et parce qu’il y a dans Voyage au bout de la nuit un des moments qui m’a le plus bouleversé dans mes lectures, et qui arrive étrangement exactement au milieu du roman: ce moment où Ferdinand a l’occasion de rencontrer l’amour. L’amour se présente devant lui, complètement disponible, et il se rend compte qu’il est trop inquiet pour être capable d’aimer. Je pense que j’ai choisi le roman pour toutes ces explosions émotives et intellectuelles qu’il porte, et peut-être aussi pour toute la charge de colère, de rage qu’il y a là. Contre la bêtise. L’adaptation de Voyage a aussi été le premier spectacle où j’ai vraiment compris ce que je voulais faire au théâtre. J’ai hésité énormément entre Ferdinand Bardamu et Grigor Samsa? dans La Métamorphose de Kafka. Et encore. Au fond, ce sont des personnages qui m’ont appris des choses sur moi-même, qui ont fait qu’après ma rencontre avec eux, de façon très réelle, je n’étais plus du tout le même. J’avais grandi, ce sont des personnages qui m’ont éveillé. Bardamu, c’est peut-être l’un des derniers qui ait eu cet effet sur moi.»
Marie-Louise Arsenault
Journaliste, coanimatrice de Jamais sans mon lire
«Winston Smith, le héros de 1984, de George Orwell. J’ai lu ce roman à douze ans, et, évidemment, ça m’a beaucoup marquée. Ce que je trouve intéressant, c’est que c’est quelqu’un qui vit dans un contexte où tout le monde est aliéné, tout le monde entérine le totalitarisme; et il est l’engrenage qui se coince. Donc il porte en lui, dans ce contexte-là, la possibilité humaine de délinquance, qui me séduit beaucoup. Ce qui m’a touchée, c’est que, pour moi, ce personnage représente l’isolement, la solitude, l’impuissance. Mais, malgré tout ça, il va quand même essayer, à sa façon, de déraper. Et son comportement va être jugé assez dangereux par les instances du pouvoir pour qu’elles veuillent le réformer. En fait, ce qui est rassurant là-dedans, c’est que l’initiative d’un seul individu soit suffisamment forte pour qu’on en ait peur. C’est un homme du commun, qui fait partie comme tous les autres d’un système, et, à un moment donné, il disjoncte. Il se demande: pourquoi? C’est ça que je trouve intéressant dans ce personnage-là: il est porteur de toute la réflexion humaine, et du potentiel de délinquance qui réside dans chaque être humain. Winston Smith m’a marquée, parce que ce que je valorise et que je considère important dans la vie, c’est la capacité de se rebeller, de dire non, de ne pas être en accord avec les conventions, d’aller contre le troupeau.»
Anne-Marie Cadieux
Comédienne
«Holden Caulfield, dans Catcher in the Rye (L’Attrape-coeur), de J. D. Salinger. Parce que c’est un livre qui a la grâce… Il est drôle, attachant, très humain, et je trouve qu’il n’a pas vieilli. Holden Caulfield, le narrateur, c’est un personnage qu’on n’oublie pas. Et comme Salinger détestait Hollywood, il n’a pas été souillé par le cinéma, ce qui est rare pour un personnage comme ça, qui normalement aurait été tout de suite adapté à l’écran. Donc, il a conservé une certaine virginité, il reste pur. Et je trouve que c’est un portrait d’adolescent parfait. On se reconnaît, Sainger a vraiment capté notre état à l’adolescence, alors qu’on est contre, qu’on ne s’identifie pas du tout au monde adulte. En même temps, il y a là une ironie incroyable, on rit presque tout le temps; le regard qu’il porte sur chaque chose est toujours très personnel. Et ce roman écrit en 1951 décrit une Amérique nouvelle. Donc, c’est un nouveau personnage, je trouve, dans la littérature américaine. Aujourd’hui encore, on peut s’y reconnaître complètement. Il est intact.»
Gilles Marcotte
Critique littéraire et écrivain
«La princesse de Clèves, du roman de Madame de La Fayette. À mon avis, c’est l’un des plus beaux personnages de la littérature française. Et sa scène d’amour avec Monsieur de Nemours est, selon moi, la plus belle scène d’amour qui existe dans toute la littérature. L’éblouissement, le coup de foudre, c’est absolument extraordinaire. Et aussi, c’est une femme qui se possède elle-même d’une façon extraordinairement forte. Et c’est par là qu’elle est extrêmement héroïque. Elle pousse les choses très loin: même lorsqu’elle devient veuve, elle n’épouse pas Monsieur de Nemours, qu’elle aime. Mais, justement, je pense qu’il y a là une affirmation de la personne, des exigences de la personne, très puissante. Ça me renvoie à une phrase de Madame de La Fayette qui m’a toujours énormément impressionné. Elle disait: "C’est assez que d’être."»
Bruno Hébert
Ecrivain
«Goldmund, dans Narcisse et Goldmund, de Hermann Hesse. C’est mon héros préféré, celui auquel je me suis le plus identifié dans ma jeunesse. J’ai lu ça vers seize ans. Alors que son meilleur ami, Narcisse, devient prêtre et reste à l’abbaye, Goldmund voyage, il va être sculpteur, il s’arrête dans des villes, il a des aventures. Ce que j’aimais, c’est qu’à travers ce héros-là, il y avait une quête pour l’art. C’est toute la quête intérieure. Mais il vit beaucoup par les femmes,qui l’aident à traverser ses périples. Moi, j’ai commencé à voyager après avoir lu ce roman, et je me suis servi des trucs de Goldmund, énormément (rires). De sa manière très particulière de s’installer dans le coeur des gens, sans trop vouloir profiter. Les gens s’attachent à lui, mais il part. C’est quelqu’un de profond, avec une sensibilité pour l’être humain. Mais c’est un amoureux des femmes, et c’est bien intéressant, la façon dont il arrive à s’en sortir moralement. Moi, je me suis beaucoup identifié à lui. Et beaucoup de mes amis étaient l’autre. Narcisse, c’était l’intérieur, le mystique. Goldmund, lui, c’était celui qui allait faire les choses, qui était pris avec le monde. Il m’a beaucoup inspiré. Il m’a suivi, surtout pendant mes premiers voyages. Je m’y suis tellement identifié que je l’ai modifié un peu à ma manière (rires)…»
Louise Dupré
Ecrivaine
«Élisabeth d’Aulnières, dans Kamouraska, d’Anne Hébert. Parce que c’est un personnage que j’aurais aimé créer moi-même. Je trouve que c’est un être d’une grande profondeur, à la fois réel et irréel. Un personnage mythique. Passionnée, elle n’accepte pas d’être prisonnière d’une vie qu’elle ne peut plus supporter. Elle se révolte contre l’ordre de la société de l’époque, qui n’accepte pas qu’une femme divorce, refasse sa vie. C’est un personnage qui va être brisé par l’existence, mais elle aura quand même la force de continuer, malgré la honte, la culpabilité, la peur de la folie, la souffrance. C’est une résistante, ce que j’aime beaucoup en elle. Et je dirais que c’est une Emma Bovary qui aurait été assez forte pour survivre. C’est une femme d’un autre siècle, bien sûr, mais à la fois universelle parce qu’elle incarne un immense désir d’amour et de liberté.»
Anne Dorval
Comédienne
«Robert D’Artois, dans Les Rois maudits, de Maurice Druon. Il m’a beaucoup marquée à l’adolescence. Pour son charme dévastateur, parce que c’est une bute, un mal léché, mais avec un tel charisme! C’est épouvantable à dire, c’est un héros tellement dégueulasse. Mais probablement que j’étais attirée par ça, adolescente – je le «tofferais» pas longtemps aujourd’hui (rires)… Mais c’était un personnage coloré, qui avait une telle soif de justice. Et toutes ses manigances: il travaillait fort, c’était un acharné. J’étais très partagée entre mon dégoût pour ce personnage que je trouvais tellement calculateur, et, en même temps, mon admiration devant son obsession pour la justice, je trouvais ça beau. Il se battait pour quelque chose en quoi il croyait. C’était une vipère, et en même temps, il avait un pouvoir d’attraction, on comprenait pourquoi tout le monde tombait autour de lui.»
Sylvie Massicotte
Ecrivaine
«Le personnage de Chère Hortense, dans Rue des petits dortoirs, le premier roman de Denis Bélanger, en 1988. Un personnage qui faisait des calculs, et mangeait du papier. Probablement que pour un écrivain, voir un personnage qui mange du papier, ça a quelque chose de frappant. D’autre part, Denis Bélanger – décédé du sida au début de la quarantaine -, était quelqu’un qui avait beaucoup le sens des personnages. Il avait d’ailleurs écrit pour le théâtre, et je pense qu’il avait vraiment une façon de mettre en place les personnages. Son roman commençait avec ça: "Chère Hortense mangeait du papier, lentement, méthodiquement. Elle mastiquait le papier recouvert de chiffres, toute droite dans sa chaise Windsor, les yeux vides, le regard fixe, absente." C’est vraiment une image très forte. Ça veut peut-être dire le côté éphémère de l’écriture. Et j’ai une chatte qui mange du papier (rires). Si je griffonne mes brouillons et que je les mette par terre, ils ne font pas de vieux os. La chatte arrive, et elle les déchiquette… Et je trouve que de faire surgir un personnage qui mange du papier, il y a certainement là quelque chose de paradoxal, et, en même temps, qui relativis probablement l’acte d’écrire.»
Daniel Boucher
Auteur-compositeur-interprète
«Bojoual, le Huron québécois, un héros de bande dessinée. J’en avais un album quand j’étais petit: Le Zeus de la XXIe olympiade. Ça se passait pendant les Jeux olympiques de Montréal, et Bojoual faisait partie de l’équipe d’haltérophilie canadienne. C’était un personnage qui, quand il se choquait, devenait en "beau joual vert"… Surtout, c’était un héros québécois de bédé. Ça me faisait drôle de lire un livre fait chez nous, on n’était pas habitués à ça, alors…»