Elizabeth et après : Passé décomposé
Mort prématurément en 1999, à l’âge de 56 ans, Matt Cohen était de la race des prolifiques et des fidèles, ayant accumulé 24 titres en 30 ans. Un écrivain à multiples facettes, difficile à étiqueter, qui aimait écrire la même histoire "sous plusieurs angles différents", comme le rappelait Margaret Atwood dans un texte-hommage publié par le Globe and Mail en décembre 1999. Variant ses "approches", Cohen aura créé des romans, des recueils de nouvelles, des livres pour enfants, et signé des traductions d’auteurs québécois.
Mort prématurément en 1999, à l’âge de 56 ans, Matt Cohen était de la race des prolifiques et des fidèles, ayant accumulé 24 titres en 30 ans. Un écrivain à multiples facettes, difficile à étiqueter, qui aimait écrire la même histoire "sous plusieurs angles différents", comme le rappelait Margaret Atwood dans un texte-hommage publié par le Globe and Mail en décembre 1999. Variant ses "approches", Cohen aura créé des romans, des recueils de nouvelles, des livres pour enfants, et signé des traductions d’auteurs québécois.
Mais même si, réciproquement, ses oeuvres ont régulièrement fait l’objet d’une traduction québécoise, rareté pour un auteur canadien-anglais (parmi celles-ci: Mémoires barbelées, Les Quinze, 1993; le très bon recueil Trotski, L’instant même, 1997; Café le Dog, Bibliothèque québécoise, 1999), la disparition de l’écrivain aura eu peu d’échos ici. Peut-être parce que la mort d’un artiste de l’une ou l’autre des deux solitudes est un bon indicateur de l’ampleur du gouffre culturel qui sépare – encore et toujours – le Québec du Canada. Ou peut-être aussi parce qu’au pays de ces géants qui ont pour noms Davies, Atwood ou Ondaatje, Matt Cohen évoluait un peu dans l’ombre.
Avec Elizabeth and After, il avait remporté, ultime reconnaissance, le Prix du Gouverneur général en 1999. Un beau roman dans lequel Matt Cohen se penche sur des vies humbles, gâchées, de celles qui semblent passées tout entières à tenter d’accepter la perte, le regret ou le remords. Sur la difficulté de se libérer des chaînes de la malédiction familiale, des liens du passé. Et comment le destin nous attache à un lieu, à un être, et semble prendre un malin plaisir à se répéter.
Mémoire vive
Elizabeth et après suit le retour de Carl McKelvey dans son coin de terre natale, trois ans après avoir quitté dans des circonstances peu glorieuses cette petite localité du Nord ontarien. Le jeune homme était le mauvais garçon de West Gull: faux petit dur prompt à la bagarre et aux ennuis, amoureux mal avisé de la bouteille, noyant dans ses vapeurs d’oubli la culpabilité d’avoir causé l’accident automobile qui fut fatal à sa mère, Elizabeth, une décennie plus tôt.
En meilleur contrôle de lui-même, Carl revient avec la ferme intention de se racheter une conduite, de refaire sa place auprès de sa fillette de sept ans, Lizzie; et peut-être même de son ex-femme, Chrissie, qu’il dispute depuis le début à Fred Verghoers, son conjoint actuel et aspirant maire de West Gull. Mais pas si simple de se refaire une virginité quand on traîne une telle réputation: les anciennes inimitiés et les rancunes suivent Carl; et les provocations ne manquent pas pour le pousser sur sa mauvaise pente familière.
À travers les aléas de la nouvelle vie de Carl, Elizabeth et après fouille la mémoire d’une petite ville, déterre ses secrets, éclaire les relations nouées entre ses habitants. Au fil d’une structure assez complexe, qui alterne présent et passé, s’enrichissant de ses mystères, le récit gravite autour d’Elizabeth, dessinée telle ces héroïnes de grands romans, sur laquelle plane une sorte d’énigme: une belle femme mal mariée, prisonnière d’une vie tronquée, qui aura commis l’erreur d’attacher son destin à celui de William McKelvey, faux prince charmant, agriculteur raté et ivrogne invétéré.
Le roman raconte comment ce petit monde s’organise après Elizabeth, expose les
fils de la haine, de l’amour, de la rancune et du pouvoir dans cette petite ville sur laquelle règne Luke Richardson, riche potentat qui en possède la plupart des terrains, et qui a tricoté une bonne partie de la mémoire de West Gull. Notamment par ces opulentes soirées à la Gatsby offertes dans sa demeure pour toute la ville, au Nouvel An.
On s’intéresse surtout à Adam Goldsmith, eunuque désigné de West Gull, en réalité amoureux silencieux et fidèle d’Elizabeth, qui trompera son ennui en partageant quelques après-midi – et le rêve de recommencer sa vie – avec lui. Personnage aussi émouvant que vaguement ridicule que celui-là, portant l’encombrant poids d’une célébrité enfantine (des crises mystiques où il parlait "en langues"), devenu le comptable et l’homme à tout faire de Luke Richardson. Un être en attente, rendu à son vide originel par la mort de sa belle, jusqu’à ce qu’il décide de prendre son destin – et celui de Carl – en main…
Sous sa patine tranquillement touchante de roman réaliste, un humour qui ne donne pas son nom affleure parfois dans Elizabeth et après, révélant un regard digne de cette "absurde parodie" qu’est parfois le monde. Avec une belle prose précise, à la fois riche et feutrée, sensible aux êtres et aux paysages, l’auteur nous livre surtout un roman riche d’épaisseur humaine, qui confirme le romancier accompli qu’était Matt Cohen. Il est temps de l’apprécier à sa juste valeur.
Elizabeth et après
traduit de l’anglais par Katia Holmes
Éd. du Boréal, 2000, 361 p.