Lydie Salvayre : Les yeux grand ouverts
Lydie Salvayre figure parmi les auteurs les plus intéressants de la relève actuelle. Frondeuse, elle ose parler des maux sociaux, avec finesse, comme en témoigne son récent roman: Les Belles Âmes. Cette romancière également pédo-psychiatre nous parle du monde qu’elle observe du bout de sa lorgnette, celle d’une créatrice qui a les pieds bien sur terre.
Les meilleures histoires s’inspirent souvent des faits divers les plus étranges. Celle du septième roman de Lydie Salvayre est née de la lecture d’un entrefilet. À Los Angeles, une agence de voyages promenait ses touristes dans les quartiers "chauds", les prisons et les usines. Du tourisme pour voyeurs en mal de sensations fortes, le grand cirque, version fin de siècle. Une anecdote surréaliste qui a agi comme un détonateur dans la conscience de l’auteure de La Puissance des mouches. Et qui lui offrait, encore une fois, l’occasion d’aiguiser son cynisme, de donner libre cours à son ironie cinglante, et de faire ses griffes sur les épaules drapées de soie de ceux et celles qui cherchent par tous les moyens à se donner bonne conscience.
L’auteure de La Compagnie des spectres connaît, elle, l’univers des démunis. Elle travaille comme psychiatre, "sur le terrain", dans une institution de la banlieue de Paris. La misère, elle la regarde dans les yeux, elle est le lot des enfants et adolescents en difficulté qui viennent la consulter. Au début de sa carrière, elle a passé quatre années dans un hôpital psychiatrique, à vivre, dormir, manger avec des "fous" – c’est elle qui le dit, non sans amour, pied de nez au langage politiquement correct qui refuse obstinément de nommer la folie. "Les Belles Âmes, résume-t-elle au téléphone, aussi gentille, vive et agréable que ses romans peuvent être durs, c’est un peu un livre contre ce mouvement de dénégation dans lequel nous sommes tous, ce déni complet de toutes les choses qui dérangent.
Pascal disait cette phrase que j’aime beaucoup: "Les hommes, n’ayant pu guérir de la maladie, de la misère et de la mort, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point songer." C’est toujours vrai. On s’obstine tous à ne point songer à ce qui dérange, nous embarrasse, et qui est pourtant là sous nos yeux. On cherche à se donner bonne conscience à bas prix, on s’indigne, on regarde les émissions de charité-spectacle, on
verse quelques larmes dans les dîners, mais ça ne va jamais jusqu’à l’engagement."
Les mots pour le dire
Nous allons donc, dans Les Belles Âmes, visiter "l’Europe des démunis" à bord d’un autocar loué par l’agence Real Tourism qui nous mènera de Paris à Bruxelles, puis Cologne, Berlin, Dresde, Rastibonne, Milan, Vigevano, et enfin Turin. Au menu des visites: squats sordides, immeubles insalubres, batailles de pit-bulls, rencontres avec des gens pauvres et anonymes. "Levez votre regard, osez, dit l’accompagnateur tout pénétré de sa mission
qui est de dessiller les yeux des touristes aisés sur la situation des affligés. Voyez ce qui s’accomplit sur terre et à deux pas de vous. Entendez-vous la plainte qui sourd de ces immeubles?"
Comme compagnons de route: Jason, l’agent d’ambiance très cool, beau, arrogant, dangereux, qui "ignore tout de l’art d’être gentil"; un écrivain ambitieux, pathétiquement convaincu de son importance, qui prend des notes en vue de son prochain chef-d’oeuvre; un homme d’affaires jovialiste; une bonne dame exaltée; une journaliste en mal d’aventures amoureuses; et, enfin, Olympe, l’amie souffre-douleur de Jason, une "vraie" pauvre, celle-là, embarquée dans cette nef des fous par hasard. Olympe, éternellement déplacée, nulle, sans culture, et merveilleuse. "La véritable misère, écrit la narratrice des Bonnes Âmes, a ceci de singulier qu’elle ne peut jamais sortir de la bouche de ceux qu’elle afflige." Olympe, qui ne sait pas bien parler, et qui pourtant est le seul être censé de cet
équipage burlesque dont le voyage se termine par la visite d’un hôpital psychiatrique… "Le personnage d’Olympe, raconte Lydie Salvayre, c’est pour moi la figure de tous ces ados que je rencontre en consultation, et qui sont aussi pauvres de mots qu’ils le sont matériellement. Ils vivent des choses terribles, ils sont violents, toxicomanes, fugueurs; et ce qui me frappe et me touche infiniment, c’est qu’ils n’ont pas de mots pour dire leur détresse, et de ce fait ne peuvent pas la concevoir, la penser et, ultimement, s’en sortir. Vous savez, quand vous travaillez dans un dispensaire en banlieue, vous ne pouvez plus considérer la littérature comme le centre du monde. Et si pour moi, personnellement, elle est centrale, je mesure bien sa fragilité, et je me fais peu d’illusions. Les gens qui viennent me voir ignorent complètement que j’écris des livres, ils sont très étrangers à la culture littéraire, ils sont à mille lieues de ça. Ils vivent dans un milieu où il n’y a pas de livres, où il n’y a que la télé comme divertissement culturel. Ils regardent des feuilletons; ils mesurent, sans pouvoir bien l’exprimer, l’écart immense qu’il y a entre leur vie et celle de ces jeunes étudiants en santé, très heureux, qui vivent avec des parents très cool. La télé, c’est leur seul référent culturel, ils s’en repaissent comme d’un ailleurs enchanté et inaccessible."
Langue vivante
Fille d’immigrants espagnols ayant fui le régime franquiste, Lydie Salvayre vient, elle aussi, d’un milieu très modeste. "J’aurais pu, moi aussi, ressembler à ces jeunes. J’étais animée d’un sentiment de refus extraordinaire des conditions culturelles qui m’étaient faites, et j’ai eu la chance de découvrir la littérature. J’ai retrouvé, dans les grands
livres, le même refus de la médiocrité, de la morale bourgeoise, qui m’animait. Au lieu de vivre ce sentiment de refus de façon solitaire, douloureuse et sans références, il s’est transformé en force grâce aux livres."
Ceux qu’elle écrit, depuis La Déclaration, son premier roman, dérangent, bousculent les conventions, provoquent les confrontations. Dans ses histoires, il n’y a pas de hiérarchie des sentiments, la violence n’est pas au-dessous de l’amour, la folie est l’égale de l’intelligence, "la haine, somme toute, est vulnérable, aussi vulnérable que les autres sentiments".
Les livres, c’est aussi la force de l’écriture, qui porte toutes ces langues que Salvayre met au même niveau: le français le plus classique et les expressions populaires se mélangent, la langue des cités côtoie celle des milieux cultivés. "Pour moi, explique la romancière, il n’y a pas une langue qui serait la langue de la littérature. Toutes les langues ont leur beauté, toutes font la richesse de la littérature. Sous prétexte que le français est menacé, on essaie de maintenir une langue de musée, une langue dans un écrin. Or il me semble qu’au contraire on la met davantage en péril. La langue doit, sans évidemment se renier au profit d’une autre, demeurer ouverte aux brassages. Elle est vivante, et il faut la laisser vivre, tout simplement."
Les Belles Âmes
de Lydie Salvayre
Éd. Seuil, 2000, 155 p.